D’une fraternité pressante et obstinée

« On s’était progressivement habitués à être une société d’individus libres ; nous sommes une nation de citoyens solidaires. » Cette phrase d’Emmanuel Macron est révélatrice des temps que nous vivons. Sans y voir le chemin de Damas d’un Président soudainement converti d’une approche néo-libérale et contractualiste à une perspective communautarienne, cela en dit long sur les retournements que la période exige.

D’ailleurs, lorsque l’Express nous dit qu’en privé il soutient que « nous ne sommes pas des nomades qui s’agrègent », comment ne pas penser au pape dénonçant notre individualisme de « monades, toujours plus insensibles aux autres monades présentes autour de soi » dans son discours au Parlement européen, le 25 novembre 2014 ? D’ailleurs, Emmanuel Macron a-t-il bien dit « nomade » ou employé le mot même du pape ? Et comment ne pas voir dans la publication concomitante de l’encyclique Fratelli tutti le signe que les crises de notre époque ravivent l’impératif de la fraternité, depuis les fondements idéologiques de notre société jusqu’à l’actualité immédiate ?

Mais peut-on encore invoquer la fraternité quand un enseignant est décapité par un terroriste pour avoir enseigné la liberté, son bras armé par des islamistes et une trop large complicité morale communautaire ? À quoi rime l’appel du pape à la fraternité universelle, de surcroît dans un texte où il évoque plusieurs fois le grand imam Al-Tayeb ? Naïveté ? Mièvrerie ? On pourrait se contenter de dire la fraternité « plus que jamais nécessaire » et continuer, inchangés. Ce serait juste, mais insuffisant.

La fraternité n’est ni une démission ni un aveuglement, elle est un courage et un risque partagés, et notre dernier recours. Elle nous invite à franchir le fossé de nos craintes réciproques pour reconnaître notre identité commune supérieure. La fraternité conjugue, dans l’hospitalité, l’accueil et « l’amour de sa terre, de son peuple, de ses traits culturels » (Fratelli tutti, 143). Elle considère avec bienveillance la culture de celui qui est accueilli, tout en faisant reposer sur lui « le devoir de respecter les valeurs, les traditions et les lois de la communauté qui l’héberge » (discours du pape François au corps diplomatique en 2016).

Un frère aura toujours une main tendue, mais l’autre ne tremblera pas pour « protéger et aimer sa propre terre » contre ceux qui s’appliquent à rendre cette fraternité impossible. « Autrement, les conséquences du désastre d’un pays finiront par affecter la planète toute entière » (Fratelli tutti, 143).

Chronique en date du 20 octobre. Je l’avais oubliée. Malheureusement, entre l’hommage à Samuel Paty et l’attentat de Nice, elle reste d’actualité


Photo by Hudson Hintze on Unsplash

Billets à peu près similaires

9 commentaires

  • Tous frères, certes, mais certains frères peuvent être dévoyés (beau terme de charpente navale ;-)) et doivent être empêchés de nuire en employant si nécessaire les moyens de la force légitime, si possible avant d’voir commis l’irréparable.

  • Nous sommes tous frères, mais les islamistes ne le pensent pas. Et les frères des islamistes sont davantage leurs frères qu’ils ne sont les nôtres, sinon ça se saurait. Les dizaines de milliers de Pakistanais ou de Turcs qui veulent notre mort et défilent contre Macron ne pensent pas être nos frères. Les  »Mohamed Merah c’est moi » et autres indigénistes du Pir ne pensent pas être nos frères. Les SS ne pensaient pas être les frères des Juifs qu’ils exterminaient. En résumé, l’idéalisme TUTTI FRATELLI, c’est grand, c’est beau, c’est magnifique, ça donne bonne conscience et belle allure. Ça permet de donner de splendides leçons de morale. C’est en fait plein d’orgueil et ça n’apaise rien. Le réalisme est nettement moins émouvant. Mais il fait moins de morts, ou il combat ceux qui tuent. Il est politique, terrestre, modeste, moyen. Il est au service du commun. Il nous dit que nous ne sommes pas les frères de ceux qui nous haïssent et nous égorgent, ou du moins s’en réjouissent. Rappelons qu’Al Tayeb, d’ Al Azhar, dont notre Pape s’inspire vraiment beaucoup, a traité Macron de raciste et lui a dit qu’il aurait deux milliards de musulmans contre lui. AL Tayeb est peut-être estimé du Pape, mais il n’est pas son frère.

  • Je partage cette analyse .
    J’ajoute qu’Emmanuel Macron et le pape François s’ils sont confrontés à des problématiques différentes partagent un point commun :
    Emmanuel Macron a été élu sur un projet libéral ( Neo libéral…) et vraisemblablement avec des convictions économiques et sociétales libérales même si son cursus de formation laisse penser qu’il a aussi d’autres références ( Paul Ricoeur ) .
    Les contraintes du pouvoir , les crises lui ont fait découvrir que le libéralisme non encadré avait de sérieuses limites . Il en tire les conséquences.
    François a été élu avec la volonté de réformer une gouvernance de l’église qui lui paraît peu conforme aux valeurs évangéliques : finances du Vatican , une certaine bienveillance pour des comportements condamnables moralement , un cléricalisme , une curie qui cultive l’entre-soi .. etc . Devant les difficultés, les chausses trappes , il doit différer , reculer …
    Tous les deux se retrouvent seuls :
    Emmanuel Macron est confronté à des critiques qui souvent dépassent la rationalité .
    François s’en ouvre ouvertement avec une certaine amertume .
    Jean-Marie Brugeron

  • Mais peut-on encore invoquer la fraternité quand un enseignant est décapité par un terroriste pour avoir enseigné la liberté
    Peu-t’on parler de fraternité aussi quand on insulte son prochain dans ce qui est important pour lui , malheureusement la violence verbale entraine aussi la violence aveugle , ou est l’enseignement de la liberté , n’y a t’il pas une limite a tous acte bestiale ou une limite a toute insulte ?

  • Cher Koz,
    On intellectualisera le principe de fraternité plus tard,quand on aura réellement combattu ceux qui ne nous ne considéreront jamais comme leurs frères.
    L’heure est à l’action.

  • Lévinas a bien posé le problème :

    Si on me frappe, je peux choisir de ne pas répondre par la violence.

    Si on frappe l’enfant à côté de moi,…

  • Bonjour,
    Une réflexion m’est venue à la lecture de la dernière encyclique : cette fraternité proclamée, annoncée comme salutaire, comme si par miracle elle allait voir naître l’amour fraternel…
    C’est oublier que la fraternité s’ouvre, avec Abel et Cain dans la Genèse, sur un fratricide…
    La Parole de Dieu ne semble pas se faire d’illusion à ce sujet.
    Reste donc annoncer le Christ, et à encourager à cultiver la foi, l’espérance et la charité.
    Car c’est sur l’amour que nous serons jugés, et non sur un quelconque lignage supposé.

  • Je suis perplexe quant à l’angoisse qui semble étreindre certains dès que l’on évoque la fraternité. Y aurait-il donc un risque que nous oublions d’avoir d’abord envie de coller une patate ? D’abord envie d’écraser les salopards qui ont commis ces actes ? Vraiment ? Nous serions si spontanément accessible à l’amour et le message évangélique serait d’une telle évidence qu’il faudrait rappeler à l’Homme de ne pas oublier d’abord envie d’éclater son prochain – et tout spécialement son ennemi ?

    Non seulement ce n’est pas ce que l’on doit attendre d’un chrétien mais ce n’est pas quand elle est difficile qu’il faut abandonner la fraternité. L’amour du prochain, quand il est comme moi, ou au minimum sympathique et pas dérangeant, c’est pas une grande performance. C’est quand ça devient rugueux qu’il y a un enjeu.

    Quant à nos frères, je pense moins aux islamistes (quoique, pour barrés qu’ils sont, ils n’en sont pas moins ultimement nos frères) qu’à ceux avec lesquels un dialogue est possible, une construction envisageable. Et oui, contrairement à ceux qui considèrent qu’un bon musulman n’existe pas, je sais qu’il en est avec lesquels il est possible de construire – quand bien même je considèrerai toujours que l’islam n’est pas la bonne voie d’accès à Dieu.

    Au-delà de cette seule question, comment ne pas voir à quel point les temps actuels rendent la fraternité nécessaire ? Comment ne pas voir ce que même Emmanuel Macron a vu ? Nous ne pouvons plus être un agglomérat d’individus seulement unis par des contrats éphémères et opportunistes. Tant les attentats que la crise sanitaire le démontrent.

    • Il me semble qu’il y a dans la notion de fraternité une sorte de gratuité qui la distingue des notions de liberté ou d’égalité qui sont toujours peu ou prou de l’ordre des revendications.

Les commentaires sont fermés