Le monde d’alors

Dans nos rues, les visages réapparaissent, le masque se porte à la boutonnière, le R[1] est au plus bas, le vert au plus haut. l’envolée de la courbe de la vaccination exorcise les sombres exponentielles qui ont hanté les mois passés et, sauf nouvelle surprise, il ne tient plus qu’à nous de maintenir cette dynamique. Alors que l’aube se lève enfin sur un monde d’après, il est permis de songer au monde d’alors, pour penser demain.

Car dans le monde d’alors, le choc et l’effroi l’ont emporté et, avec eux, bien des nôtres. Dans L’Adieu interdit (Plon), Marie de Hennezel revient sur les terribles restrictions qui ont frappé les résidents des EHPAD. Trop d’entre eux sont restés cloîtrés d’autorité dans leur chambre tout le temps du premier confinement. Huit semaines sans visite, sans activité, dans une même chambre. On le sait, certains en sont morts, de solitude, de dépression. Dans les derniers moments, leurs épreuves furent partagées par les malades en hôpital. Que ce soit en EHPAD ou en réanimation, leur mort même leur a été volée. Ce fut cela, la mort, pour beaucoup : seuls, sans leur conjoint et leurs enfants pourtant si proches à leurs côté, sans leurs mains, sans leurs mots. Nos morts n’ont pas pu boucler leur boucle, laisser s’accomplir le « travail du trépas », dire adieu, transmettre. Et leurs proches n’ont pas pu recevoir. Ils restent avec la douleur, la culpabilité et les questions, privés de l’héritage de ces derniers temps. Nos morts ont aussi été privés de ce dernier hommage qu’est la toilette mortuaire. Longtemps même, on a procédé à la mise en bière immédiate, interdisant aux familles jusqu’à l’adieu au visage qu’aucune civilisation pourtant, jamais, ne néglige. Les uns sont morts ainsi, leurs survivants portent les blessures. Et même si c’est de façon rétrospective, il est tragique de constater que nombre de ces précautions se sont avérées de surcroît inutiles.

Le « pays des Droits de l’Homme » a précipitamment oublié ces droits ultimes, dans un silence apeuré. Cet échec collectif doit-il surprendre d’une société qui occulte la souffrance, voudrait précipiter la mort, et néglige la portée éthique et civilisationnelle de ses choix ? Il doit à tout le moins être une alerte et porter l’exigence d’une éthique d’urgence, pour qu’à l’avenir la précaution ne l’emporte pas sur la fraternité, et l’efficacité sur notre humanité.

Photo by Alex Boyd on Unsplash

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6 commentaires

  • Merci Koz, vous êtes toujours aussi lucide et efficace dans vos analyses, qui sont pour ma boussole un excellent champ magnétique depuis plusieurs années.
    Je trouve cependant dommage que vos billets soient désormais souvent plus courts, parfois fondés sur un seul fait ou événement.
    Avec toute l’exigence de celui qui ne fait rien, et mon profond respect pour votre engagement au service de la vérité.
    Philippe

    • Merci. Pour ce qui est de la longueur des billets, cela est dû à l’espace qui m’est accordé pour les chroniques dans La Vie et, à vrai dire, cela ne me déplaît pas. Même si je suis souvent bridé, si je dois parfois renoncer à un développement, cela me force à aller à l’essentiel, à chercher un mot plus juste. Après 13 ans à blogueur, j’avais aussi besoin de renouveler l’exercice.

      Soit dit en passant, vous aurez d’ici quelque temps quelque chose de plus roboratif.

  • « Longtemps même, on a procédé à la mise en bière immédiate, interdisant aux familles jusqu’à l’adieu au visage qu’aucune civilisation pourtant, jamais, ne néglige. »

    Mon propos n’est pas ici de justifier des mesures douloureuses et peut-être trop fortes , mais de relativiser le « ce qu’aucune civilisation pourtant ne néglige ».
    Combien de morts de la grande peste du Moyen-Age enterrés ou brûlés dans l’anonymat le plus complet ? Combien de lépreux délaissés, oubliés même par leur famille ? Combien de morts du choléra enterrés anonymement dans des fosses communes ? Combien de morts sur les champs de bataille, loin de chez eux, sans sépulture ? Combien de bébés abandonnés sur les porches des églises, il y a trois siècles seulement. On peut (et on doit parfois) critiquer les moeurs de notre temps, mais gardons-nous d’idéaliser le passé …

    Par exemple, un extrait de Wikipedia sur Mozart :
    « Si ni la famille ni les amis — sauf Salieri, Süssmayer, Deiber et van Swieten franc-maçon comme Mozart, cinq personnes en tout — n’accompagnent le cercueil à son inhumation, cela pourrait être en raison d’un décret impérial qui interdisait aux convois funèbres l’accès aux faubourgs en raison d’épidémies, dont le choléra. »

    • Mais vous me parlez des exceptions (parfois même d’une période assez éloignée) quand je vous parle du cas général. Bien sûr, il arrive que des morts soient laissés à l’abandon, bien sûr il y a toujours des soldats dont les corps sont abandonnés, mais chacun perçoit bien que cela va à l’encontre de ce que nous attendons tous pour notre fin, la fin d’un proche, et que cela reste une douleur pour ceux qui voudraient faire leur deuil.

      Que nous ayons réagi en 2021 face à ce virus comme on le faisait à l’époque de la Grande Peste n’est pas vraiment exonératoire.

      • La période pandémique que nous avons vécue, et qui n’est pas encore achevée, est inédite depuis un siècle environ, La grippe espagnole, au lendemain de la première guerre mondiale, fut – en comparant avec le Covid à ce jour- plus ravageuse. D’accord pour déplorer/dénoncer l’isolement forcé de nos aînés dans les Ehpad. Mais dire que « nous » avons [globalement] réagi en 2021 face au virus comme nos ancêtres face à la Grande Peste (autrement plus meurtrière) me paraît outrancier ! Par exemple, à notre époque, pas de bouc émissaire accusé de ce mal infectieux …

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