Il a bien fallu que je me rende aux exhortations unanimes de mes amis les plus sûrs, et j’ai donc vu Une vie cachée. Jamais je ne suis sorti aussi durablement bouleversé d’une projection. On n’en sort pas en disant que c’était bien, beau, ni magnifique. On sort en silence, passé par le fil de l’épreuve.
Je n’omettrai pas, sans m’y attarder, la beauté formelle du film, ni même sa durée. Elles sont au service du sacrifice de Franz Jägerstätter. Pensons aux figures de ceux qui ont suivi leur conscience, contre tous les pouvoirs. Pensons aux jeunes résistants allemands de la Rose Blanche. Ou, plus lointain, pensons à Thomas More. Le surgissement de leurs consciences nous semble acquis, puisque c’est l’Histoire qui rétrospectivement nous l’enseigne, il nous semble ponctuels, instantanés. Ils tiennent dans l’épaisseur d’une ligne de biographie. Une vie cachée montre au contraire l’affermissement de la résolution, l’espoir d’éviter le face-à-face prévisible entre le mal et sa conscience, la mise à l’épreuve, continue, répétée, la douleur qui en résulte. Douleur d’autant plus vive que Franz Jägerstätter avait beaucoup à perdre, et a beaucoup perdu. Sa vie dans la nature somptueuse, magnifiée par Terence Malick. Une vie de famille harmonieuse, riche de l’amour profond de son épouse et de trois petites filles.
C’est sa conscience qui s’alarme quand les vociférations d’Hitler puis les aboiements du maire de son village envahissent sa vie, son pays, son espace, le monde. Franz Jägerstätter refuse de poser le premier pied sur le chemin de la collaboration avec le mal. Il refuse de jurer fidélité à Adolf Hitler car il a la claire vision du mal, et parce que sa fidélité est à un tout autre. Franz Jägerstätter parle peu, il n’essaie même pas de convaincre. Il semble qu’il essaie de comprendre pourquoi les autres ne perçoivent pas ce qu’il sent monter, pourquoi ceux qui ont toujours affirmé les mêmes valeurs, professé la même foi, fréquenté les mêmes bancs d’une même église, ne tirent pas les mêmes conséquences – et pourquoi ils adhèrent, au contraire.
La violence physique mais aussi tous les tourments moraux lui sont imposés, pour tenter d’arraisonner sa conscience. On les reconnaît. Se croit-il meilleur que les autres ? Croit-il mieux savoir ? Au nom de quoi ? N’est-ce pas la marque d’un terrible orgueil que s’acharner à défendre sa position solitaire ? Ne se complaît-il pas dans la contemplation de sa belle vertu ? Et comment peut-il trahir les siens, trahir son pays et sa terre, trahir son camp ? Ah oui, son camp… Puisque l’on doit forcément être d’un camp ou de l’autre, puisque l’on vous dit que vous êtes du même. Et à quoi rime sa détermination ? Qui connaîtra seulement sa décision ? Qui s’en soucie ? Que changera-t-elle à la marche du monde ? Il n’est rien, et si insignifiant, relégué dans l’oubli des cellules du Reich. Et puis, il y a tant de façons de s’arranger, avec sa conscience et avec ce Reich. Pourquoi mourir pour sa conscience ? Même : ne serait-il pas fondamentalement plus utile en prêtant ce serment, rien que des mots, et en venant en aide à ceux qui la nécessite ? A-t-il seulement le droit d’emmener avec lui dans son malheur sa femme et ses filles ? Serait-il le seul à en pâtir, passe encore, mais est-il si vertueux, lui qui les plonge dans la souffrance et l’isolement ?
Car elles sont isolées, ignorées et méprisées au village. Il n’y a pas de respect pour elles, comme il n’y en a pas davantage pour cet homme – ou un respect fugitif, au moment ultime. C’est aussi là que le film de Terence Malick est si fort : parce qu’il n’y a aucune gloire pour Franz Jägerstätter, aucun autre soutien que celui de son épouse, si peu de regards amis, aucune reconnaissance à espérer – et pourtant, qui est assez fort pour n’attendre vraiment aucune reconnaissance des autres, se contenter de savoir que l’on est en accord avec ce que l’on pense être le bien, et la vérité ? Même son Église est hésitante. Son évêque paraît avoir peur pour lui-même, au mieux pour les autres catholiques. Le curé de son village semble le comprendre mais ne pas pouvoir assumer les conséquences d’un soutien explicite – et peut-il les assumer, quand c’est Franz Jägerstätter qui les paiera ? Franz Jägerstätter est seul, absolument seul, arrimé à sa conscience seule, dans un monde où Dieu semble ne pas parler, où il frappe mais ne voit rien s’ouvrir, dans un univers sombre et lourd, lourdaud même, car ce sont les ordures, les imbéciles, les lâches, les bureaucrates qui dominent, dirigent et triomphent, d’autant plus hargneux que son témoignage silencieux laisse ouverte la possibilité qu’ils soient, eux, dans l’erreur. Il ne saura pas que la justesse de son choix a été validée par l’Histoire. Lui, son dernier regard sur terre se porte sur la guillotine.
Deux hommes nous en disent un peu plus. Un prêtre, que l’on distingue à peine, et dont Franz et Fani Jägerstätter entendent l’homélie : évoquant le martèlement du mal, il soutient qu’il n’y a pas que le marteau qui donne sa forme à l’objet dans les mains du forgeron, mais que l’enclume sur laquelle il frappe, si elle paraît bien passive, y contribue aussi. Et puis il y a un peintre. Il peint, ou repeint, les fresques des églises, les prophètes et les scènes de la vie de Jésus. Mais, dit-il, il ne peint ses fresques que pour des gens qui veulent pouvoir lever les yeux pendant l’office et penser qu’ils ne seraient pas comme ceux-là, qu’eux n’auraient pas livré Jésus, qu’ils n’auraient pas réclamé sa mort. Ils sont des spectateurs, satisfaits, pas des disciples.
Franz Jägerstätter, lui, Le suit. C’est à Lui qu’il a juré fidélité. Il est d’ailleurs presque étonnant que les nazis n’aient pas songé à le priver d’une dernière chose : la possibilité d’apercevoir le ciel, et la lumière. La lumière qu’il espère et qu’il rejoint, libre. Libre vraiment.
Merci pour ce billet et cette recension donnant envie de voir ce film.
A propos de la conscience, permettez-moi de citer le Cardinal John Henry Newman (extrait de sa lettre au duc de Norfolk, section 5) :
« La conscience est une loi de notre esprit, mais qui dépasse notre esprit, qui nous fait des injonctions, qui signifie responsabilité et devoir, crainte et espérance. Elle est la messagère de Celui qui, dans le monde de la nature comme dans celui de la grâce, nous parle à travers le voile, nous instruit et nous gouverne. La conscience est le premier de tous les vicaires du Christ. »
La Lettre au Duc de Norfolk (1875) a été éditée en 1970 par Desclée de Brouwer et rééditée par Ad Solem.
Oui. C’est magnifique. Je dois dire que, parmi les « signes des temps », la question de la conscience me semble primordiale. Elle l’est évidemment par elle-même, de façon intemporelle, mais elle l’est aussi vis-à-vis de l’évolution de notre société, elle l’est vis-à-vis des avanies de l’Eglise. J’ai lu quelques livres autour de la pensée de John Henry Newman, j’avoue avoir encore flanché devant son oeuvre propre. Mais je vais me pencher sur cette lettre.
Le fait que l’Eglise catholique ait canonisé un homme qui ne prône certainement pas la soumission sans examen aux dogmes ou à l’autorité est un signe qui me touche. J’associe à cette figure celle d’un autre saint, Thomas More. Saint Thomas d’Aquin n’est pas en reste.
Mais je ne sais pas dans quelle mesure tout le monde, en Eglise, assume le fait que la conscience (éclairée, certes, mais partons du principe que c’est une nécessité implicite, sinon ce n’est pas la « conscience ») soit aussi légitime en son sein.
La citation référencée ci-dessus de Newman est reprise dans le Catéchisme de l’Eglise catholique § 1778 (cf. votre dernier paragraphe).
Oui, ce que je veux dire, c’est que l’invocation de la conscience se fait fréquemment à l’égard du monde. Avec toutes les précautions nécessaires, je ne crois pas inutile de se souvenir qu’en Eglise aussi, la conscience a toute sa place.
Nous sommes d’accord !
Grâce à vous j’ai fait connaissance d’Etty Hillesum et aujourd’hui je découvre un autre personnage hors du commun. Mille mercis.
Je vous en prie. Avec des modalités bien différentes – Franz Jagerstatter n’a même pas la « consolation » d’agir et de soulager certains – ils sont effectivement des figures de révolte du bien face au mal radical.
Bonjour
Et merci !!!!!!!
Très beau commentaire!
Kadija, Christophe, merci.
Wow. Il faut absolument qu’on aille le voir, tu en parles magnifiquement. Tu penses qu’on peut emmener les enfants à partir de quel âge?
Jägerstätter me fait un peu penser au personnage du Col. Picquart dans « J’accuse », quand on ne peut tourner le dos à la justice, à la vérité, quelles que soient les pressions ou les conséquences.
C’est curieux que notre époque appelle de telles histoires, comme si elle sentait venir l’orage.
En tous cas merci Koz pour ce bouleversant billet.
Franchement, je n’emmènerais pas d’enfants. C’est assez exigeant comme film. Il dure 2h53 (ce que l’on perçoit, mais qui se justifie). C’est assez lent, d’une certaine manière oppressant. La marraine de notre fille (quasi 16) envisageait de l’emmener et je ne suis même pas sûr que ce soit de son âge.
Je n’ai pas vu « J’accuse » mais je t’avoue que ce thème de l’objection de conscience m’évoque des sujets très concrets. J’étais en train de lire une biographie de Thomas More, qui résonne fortement avec le film et, si je pense que ce n’est pas complètement un hasard si je suis un peu amené à m’y intéresser, il y a peut-être quelque chose dans l’atmosphère de l’époque, oui.
J’ai trouvé en relisant le livre d’Anne-Sophie Constant sur Jean Vanier ce paragraphe sur Franz Jägerstätter.
« Jean Vanier l’associe volontiers (Dorothy Day), quand il en parle, à un jeune fermier autrichien de trente-six ans qui montre la même capacité à résister envers et contre tout. […] Malgré toutes les interventions des gens raisonnables de son entourage, y compris celle de son évêque le suppliant de s’incliner, il a refusé d’entrer dans l’armée allemande. »
En union de prière avec nos frères et sœurs confesseurs de la foi catholique et martyrs… Saintes enclumes, priez pour nous !
Dans le film, la suggestion la plus insidieuse, qui revient comme la vague au bord de la mer, c’est : « cela ne sert à rien ».
Franz ne prétend pas qu’il sait que cela sert à quelque chose et son épouse, à la fin du film, ne prétend pas qu’elle comprend, elle espère un jour comprendre quand elle sera réunie à Franz.
Il faut une foi extraordinairement profonde pour faire confiance au point d’affronter la mort quand tout nous dit que cela ne sert à rien.
Nous, spectateurs, savons qu’en fait cela sert à sauver le monde. Mais Franz…
Très juste, Aristote, votre remarque.
Le « à quoi bon ? » est particulièrement délétère…
Merci pour ce post. Je vous recommande de regarder « le cas jägerstätter » d’Alex Corti (1971), tourné avec les gens qui ont connu Franz. Un film à mon avis beaucoup plus juste que celui de Mallick.
En effet, j’ai trouvé ce dernier, encensé par la critique catholique, très décevant. J’ai trouvé que le combat de Jägerstätter y était réduit à un « le nazisme c’est mal, moi je le sais », sur fond de nuages noirs, de musique inquiétante et de gros plans rotatifs interminables sur des visages graves. Son cadre de vie, est présenté comme une modèle esthétique, ce qui correspond à peu près à ce que l’on ressent au XXIè siècle après avoir visité un de ces charmants « freilichtmuseum » sur la route des vacances en Tyrol, je m’en réjouis pour le réalisateur, j’ai eu la même émotion, mais cela ne correspond pas à la réalité de la vie paysanne.
En outre, le film fait totalement l’impasse sur sa confrontation avec les juges : il escamote les dialogues du procès alors qu’il furent un modèle de simplicité dans la foi, confondant pour ses juges, à l’instar du Christ, de Jeanne d’Arc ou de Franz et Sophie Scholl (sur laquelle je recommande aussi l’excellent film de Rothemund, que Mallick a largement recopié). On les a dans le film de Corti.
Je trouve aussi injuste de montrer le héros ne prier qu’une seule fois en trois heures de pellicule, à la toute fin seulement. Il est aussi surprenant de voir qu’il n’assiste pas à la messe, et ne vient dans l’église de son village (dont il était sacristain si je crois bien me souvenir) qu’une seule fois me semble-t-il, pour y avoir, il est vrai, un dialogue une des seuls dialogues intéressants du film avec le peintre: « viendra un temps où les hommes ne combattront plus la vérité, mais y seront indifférents ». Certes, la liberté de conscience est donnée à tous, et il n’est pas nécessaire d’être catholique romain pour s’opposer au mal. Mais dans le cas de Jägenstätter, qui a voulu entrer dans les ordres, comme son épouse d’ailleurs, n’est-ce pas un contresens d’éluder sa foi catholique? Si on veut voir des protestants dans le même combat, il faut voir le film sur Sophie Scholl, mentionné ci-dessus.
Enfin, dernière critique, et non des moindres, les héros parlent anglais, et les nazis allemand (bien guttural s’il vous plaît), bravo pour la nuance. Film Hollywoodien, passons.
Je note toutefois que des gens ont applaudi à la fin du film. Comme quoi…
Le réalisateur a choisi l’angle qu’il voulait privilégier. Ce film n’est pas, non plus, une biographie.
Je vous suis pas sur le fait que le film élude sa foi. Ce n’est pas un film d’apologétique mais ce n’est pas parce que l’on ne montre pas une personne dans l’attitude archétypale du croyant – à genoux en prière ou à la messe – que la foi est absente. Je vois mal qui pourrait, en sortant de ce film, ne pas l’avoir perçue. J’ai même été surpris que ce film reçoive un bon accueil critique dans certaines publications, alors qu’il est éminemment chrétien.
A en croire certains pour découvrir que quelqu’un à la foi il est donc indispensable de le voir en prière et assister à la Messe?
Certes on ne le voit pas souvent à la Messe mais enfin il y a ses dialogues et avec son Curé et son Evêque et combien de fois on devine lui et son épouse qu’ils sont en prière et aussi es dialogues qu’il a avec certains de ses co-détenus
Ce film est profondément Chrétien, c’est absolument incontestable et tout comme vous j’ai été étonné que certaines publications qui furent, il y a bien longtemps catholiques,apprécient ce film
Majoritairement d’accord avec votre commentaire, je relève néanmoins votre allusion finale. Et je dois vous dire que, si elle doit concerner une publication que j’apprécie, qui n’a pas de leçons de catholicisme à recevoir, dans laquelle je compte bien des amis et dans laquelle, accessoirement, j’écris, avec ce genre d’insinuations insultantes, ça risque de ne pas bien se passer.
Franz Jägerstätter est seul, absolument seul, arrimé à sa conscience seule, »
Non ,il n’est pas seul, il a sa femme .
Parceque ce film est aussi une ode à l’amour conjugual ! et ce coté du film est occulté par toute les critiques ,alors qu’il me parait essentiel.
Oui, bien sûr, il y a sa femme. Mais son soutien n’est pas évident, initialement. Et lorsqu’il est emprisonné, de mémoire, il n’en a qu’une visite sur la fin. Entretemps, je crois que l’on reste largement seul avec la question de savoir si l’on a seulement le droit d’imposer cela à sa famille et à son épouse – quand bien même elle, par amour, vous suit.