Vous n’entendrez plus les oiseaux comme avant

« On ne voit plus d’hirondelles. » C’était il y a un peu plus d’une dizaine d’années et ma grand-mère me gonflait, parce que les hirondelles accompagnaient le cortège de toutes ces choses qui allaient de mal en pis, qu’elle ne verrait pas mais que je me coltinerais. Elle n’était pas la seule comme ça, ma grand-mère et j’en connais même chez les jeunes. Le hic c’est que parfois, ta grand-mère a raison.

« Le taux d’extinction actuel des espèces est estimé de dix à cent fois supérieur à ce qu’il était lors des crises d’extinction précédentes, et de cent à mille fois supérieur au taux normal. Nous avons fini par nous accoutumer à cette formule choc : la sixième extinction de masse est en marche. » C’est l’un des constats du livre de Mahaut et Johannes Hermann, La Vie oubliée, qu’ils m’ont fait l’amitié de me demander de préfacer. Les moineaux, rares espèces d’oiseaux que le petit parigot voit encore – avec les pigeons – ont presque disparu à Paris : leur nombre a chuté de près de 75% depuis 2003. Pas sur un siècle, pas sur un quart de siècle, donc : en 15 ans. Un chiffre qui commande d’ouvrir l’œil, et le bon.

L’ouvrage évite le catastrophisme, mais le fait est que vous n’entendrez plus les oiseaux comme avant. Parce que leur population chute de façon dramatique, cette réalité ne peut être édulcorée : le constat sans appel doit être posé. Mais si vous ne les entendrez plus comme avant, c’est aussi qu’après avoir lu ce livre, ils ne seront plus pour vous la simple BO d’une balade ordinaire mais la voix de la Vie et son cœur battant. Comme le notent nos auteurs, « la vie moderne se déroule presque sans interaction directe avec la vie sauvage, au point d’oublier son existence et d’y devenir aveugles. Notre monde se croit sans nature comme le monde de l’athée est sans Dieu. » Peut-être alors, même si le geste est dérisoire, vous abonnerez-vous comme moi au groupe Faune de France voire au coin ornitho et découvrirez-vous la diversité persistante de cette petite population : Rossignol philomèle, Cochevis huppé, Bergeronette grise, Rollier d’Europe, témoins magnifiques de la Création…

Les auteurs le soulignent : l’émerveillement accompagne la prise de conscience. Au-delà des oiseaux, il y a encore toute une faune méconnue à préserver. Mais avant de s’ébahir devant le crache-sang, le notodonte emplumé ou le chrysope aux yeux d’or[1], commençons par le niveau 1 de l’éblouissement. Leur chants, leurs noms, leurs plumages et, quand nous saurons les individualiser, alors nous voudrons naturellement les préserver.

La Vie oubliée alterne des pages amoureuses et poétiques et des passages techniques, pour faire comprendre à chacun pourquoi ces populations déclinent, ce qu’est une zone humide, pourquoi on ne peut pas déplacer tout un écosystème, pourquoi réimplanter une espèce est une gageure sinon une vue de l’esprit et pourquoi, d’ailleurs, non, le loup n’a pas été réimplanté en France mais a naturellement recolonisé l’espace. Mahaut et Johannes ont, dans ces pages, le style qui me les a fait aimer dans nos échanges sur les réseaux : une infinie sensibilité allant de pair avec leurs révoltes intérieures, le souci de convaincre, pas de persuader, des convictions totalement incarnées et une vraie légitimité. L’un et l’autre sont des écologistes de longue date. Mahaut est engagée. Johannes aussi. Les oiseaux, il les connaît, les compte, les pointe, les recense. C’est son job. Il peut vous parler de ces zones humides et même vous dire à quel emplacement de ses Rhône-Alpes on trouve quelle espèce. Il vous parlera aussi de l’effet de la disparition des haies ou des évolutions de l’architecture sur le nichage des oiseaux.

Il y a encore une dimension supérieure à leur ouvrage. A vrai dire, eux et moi ne nous serions vraisemblablement pas croisés si nous n’avions pas partagé une même foi et une démarche commune.

Nous sommes assez tentés par un catholicisme intégral : le défi permanent de tout prendre dans la doctrine sociale de l’Église. Chacun a sa culture personnelle, ses affinités politiques. Celles de Johannes et Mahaut ne sont pas les miennes… et réciproquement – mais tous, chrétiens ou au moins catholiques, nous avons à nous laisser déranger, chahuter, par une Parole qui se joue des clivages, et se fout des cases. Cette parole n’est pas à gauche, ni à droite, elle est au-dessus et nous permet d’être justes, parce que tout est lié. Mahaut et Johannes Herrmann déplorent pourtant que trop de catholiques aient écarté la Création de leurs préoccupations[2], plaçant « la Vie  » à droite, la Création à gauche.

Bien sûr, le pape François a mis ces thèmes en lumière avec son encyclique Laudato Si, perturbant d’ailleurs certains catholiques qui semblent trouver cela un poil vulgaire ou mondain pour un pape, quand cela ne contredit pas leur foi intéressée dans le « paradigme techno-économique ». Sur ce sujet, pourtant, François n’innove que par l’écho qu’il obtient. Malgré leur profonde continuité, nous nous retrouvons, comme il y a des parcs à thèmes, avec des papes à thèmes. La responsabilité dans cette thématisation des papes est multiple. Elle arrange probablement autant leurs partisans que leurs contempteurs. Jean-Paul II et Benoît XVI seraient des papes de « la défense de la Vie ». Le premier serait celui de la « théologie du corps ». A en croire certains, ils en auraient oublié une.

Impossible d’y croire après avoir lu Johannes et Mahaut car Jean-Paul II est peut-être bien le premier « pape vert ». Le souci de la Création et de la biodiversité irrigue nombre de ses textes. Ainsi l’encyclique sociale de 1987, Sollicitudo rei socialis, ou même Evangelium Vitae, en 1995. En 1990, son message pour la Journée mondiale pour la Paix est consacrée à la question écologique, avec un titre fort – La paix avec Dieu créateur. La paix avec toute la créationet des termes qui ne le sont pas moins :

La société actuelle ne trouvera pas de solution au problème écologique si elle ne révise sérieusement son style de vie. En beaucoup d’endroits du monde, elle est portée à l’hédonisme et à la consommation, et elle reste indifférente aux dommages qui en découlent. Comme je l’ai déjà fait observer, la gravité de la situation écologique révèle la profondeur de la crise morale de l’homme. Si le sens de la valeur de la personne et de la vie humaine fait défaut, on se désintéresse aussi d’autrui et de la terre. L’austérité, la tempérance, la discipline et l’esprit de sacrifice doivent marquer la vie de chaque jour, afin que tous ne soient pas contraints de subir les conséquences négatives de l’incurie d’un petit nombre.

Sans surprise, Benoît XVI s’est inscrit dans une parfaite continuité d’inspiration avec Jean-Paul II. Vingt après lui, son message pour la Journée mondiale pour la Paix n’est pas moins fort et explicite. Le lien est clair entre le souci écologique et la paix. Ainsi, dans ce texte, Si tu veux construire la paix, protège la Création, Benoît XVI écrit-il :

Comment négliger le phénomène grandissant de ce qu’on appelle les «réfugiés de l’environnement » : ces personnes qui, à cause de la dégradation de l’environnement où elles vivent, doivent l’abandonner – souvent en même temps que leurs biens – pour affronter les dangers et les inconnues d’un déplacement forcé ? Comment ne pas réagir face aux conflits réels et potentiels liés à l’accès aux ressources naturelles ? Toutes ces questions ont un profond impact sur l’exercice des droits humains, comme par exemple le droit à la vie, à l’alimentation, à la santé, au développement.

Nos auteurs le soulignent : le souci de la Création ne relève même pas uniquement de la pensée sociale pour Benoît XVI, il la lie directement à la liturgie – comme en témoigne son livre L’esprit de la liturgie, paru en 2001 – et à l’eucharistie comme en témoigne son exhortation apostolique post-synodale sur l’Eucharistie, Sacramentum Caritatis (au point 92).

*

On entend d’ailleurs, dans La Vie oubliée, un appel à l’aide. A l’aide pour la Création, pour la biodiversité. A l’aide pour un environnement que nous chérissons, avant de ne le chérir qu’en documentaires sur Arte ou sur France5. A l’aide pour que les catholiques de tous horizons démentent les assignations convenues, qu’ils apportent leurs forces dans la sauvegarde de la Création et se saisissent enfin du message entier de l’Église, soucieuse de toutes les fragilités, de toutes les vies, de toute la Vie.

Et puis, maintenant que vous avez entendu le chant de cette fauvette à tête noire, osez me dire que vous ne répondrez pas présents !

Photo : un Zostérops du Japon, par via Boris Smokrovic

  1. J’ai piqué les noms dans un article dédié aux insectes méconnus : ceux que je ne connais pas []
  2. Mahaut et Johannes reconnaissent les responsabilités partagées, que ce soit l’abandon du sujet par la droite ou sa préemption par la gauche, qui a trop souvent mêlé l’écologie à des thèmes sociétaux qui ne lui étaient aucunement liés, contribuant ainsi à la discréditer dans l’électorat de droite – quand bien même ceci n’était pas non plus ajusté de la part de cet électorat []

Billets à peu près similaires

9 commentaires

  • Très bel article. Vous avez raison de rappeler que les prises de position de François s’inscrivent dans la droite ligne de ses prédécesseurs. François est peut-être plus percutant et radical dans ses propos appelant tous les habitants de la planète à une « conversation écologique « .

    • Le pape François fait en effet de certains sujets des points plus saillants de son pontificat. En même temps, la crise écologique – comme la crise des migrants – est aujourd’hui plus saillante encore qu’hier. Jean-Paul II et Benoît XVI étaient dans l’anticipation. Ils ont malheureusement été peu entendus. Que ce soit parce que cela ne cadrait pas avec les motivations de nombre de catholiques, parce que le sujet était trop mêlé de politique et de sujets non conformes aux positions de l’Eglise (à tout le moins en France), ou que les medias ne leur accordant majoritairement aucune sympathie n’avaient pas la volonté de mettre en avant ces positions.

      Elles étaient pourtant particulièrement fortes. Pour ne pas allonger indûment le billet, j’ai sabré mais il faut les lire. Ce qui me frappe particulièrement, c’est la façon dont Jean-Paul II comme Benoît XVI intègrent l’écologie comme une question morale, directement liée aux questions sociales et politiques. Le fait de les évoquer dans des messages pour des Journées mondiales pour la Paix est très significatif.

      C’est un peu « flippant » de se dire que, près de trente ans plus tard, il faut encore le découvrir.

  • J’habite à l’entrée d’une petite ville d’Aquitaine. Effectivement depuis la fin des années 90 les hirondelles ne viennent plus nicher chez moi. Il y a aussi de moins en moins d’abeilles aussi autour de nous. J’ai multiplié les espaces autour de la maison non entretenus. Quelques oiseaux viennent y nicher que je ne sais pas toujours très bien identifier. Depuis trois ans maintenant tous les ans des palombes viennent nicher dans la haie en bord de route. Dans je ne sais plus lequel de ses livres Milan Kundera signale que les merles ont quitté les campagnes et sont partis vivre en ville. Je vais lire le livre que vous nous avez si bien présenté. « La Foi est l’oiseau qui a l’intention de la lumière et qui chante avant le lever du jour. » (Tagore)

  • Ah! chouette article, sur un sujet combien crucial.
    Moi aussi je déplore ce terrain un peu délaissé des cathos, alors qu’ils ont un outil formidable d’éducation à fort taux de fréquentation dans ce milieu: le scoutisme, dont je regrette souvent que l’encadrement ne se forme pas assez à la botanique et à l’ornithologie, pour transmettre ce regard contemplatif si nécessaire…

    Et que dire de la « nature ordinaire » ? point n’est besoin de voyager. asseyez vous sur un carré d’herbe et prenez le temps de regarder….

    Je m’empresse d’aller voir les liens cités.
    j’ai été biberonnée à la Hulotte, le journal le plus lu dans les terriers.Je le conseille à tous vos enfants!
    .https://www.lahulotte.fr/

    • Je crois que ma vocation naturaliste doit beaucoup, beaucoup, au fait que mon parrain m’ait abonné à La Hulotte depuis mes huit ans (premier n° reçu: le n°53). Pour découvrir à la fois de manière émerveillée et scientifique la vie sauvage proche de nous, accessible à nos regards au quotidien, je ne connais pas mieux. Il paraît que la revue suisse La Salamandre relève le défi…

  • La forte chute récente de population des oiseaux (et des insectes) est très préoccupante. Apparemment on ne sait pas très bien d’où ça vient. Il y a des hypothèses, des soupçons (disparition des haies, pesticides…) mais rien de conclusif.

    Très peu de bruit médiatique à ce sujet. La comparaison avec la propagande assourdissante pour les éoliennes (qui tuent les oiseaux), contre le CO2 (qui nourrit les plantes) et contre le nucléaire (qui ne dégage pas de CO2) est consternante.

    • On sait très bien d’où ça vient, globalement, et pour chaque espèce séparément, de manière assez précise. Dire qu’il n’y a rien de conclusif est inexact. Le livre donne un certain nombre de références sur le sujet. Ce qui se passe, c’est que de multiples facteurs agissent simultanément et que d’un cas à l’autre, c’est l’un ou l’autre qui est prépondérant, sachant que tous interviennent et que les effets ne sont pas disjoints. Par exemple, des études très précises sur la Chevêche, ou le Busard, ou l’Outarde, ont mis en évidence un problème sur les proies, et à partir de là, lesquelles des proies qui sont en déficit, et quels sont les paramètres d’habitat (haie, couvert végétal, phytosanitaires…) qui sont en cause. Ensuite, il y a eu de nombreuses expériences de restauration de tel ou tel de ces paramètres pour valider les hypothèses, avec des zones témoin, etc. Quand ensuite, on présente le sujet de manière générale, c’est nécessairement un peu imprécis parce que pour certaines espèces ce sont les haies, pour d’autres les pesticides, pour d’autres le recalibrage des cours d’eau, pour d’autres encore la rupture des connexions écologiques qui sont le plus gros point noir, au sein d’un ensemble où c’est forcément tout à la fois. On ne peut désigner de manière très précise, hiérarchisée, « les responsables » qu’à l’échelle d’un territoire relativement petit et d’une espèce, puis d’une autre. Mais c’est toujours le même quinté, dont seul l’ordre varie. Les mécanismes sont bien connus, mais ils sont complexes dans le détail.
      Typiquement, les éoliennes n’ont quasiment pas d’impact sur la biodiversité au coeur de la Champagne crayeuse, mais on a constaté ailleurs un impact énorme (chauves-souris en forêt, rapaces dans le Midi, etc) selon le milieu environnant, la topographie, etc., impact qui peut être celui « de trop » dans la mesure où il vient toucher des populations animales déjà fragilisées par toutes les autres pressions anthropiques. Même chose, d’ailleurs, pour le réchauffement.

Les commentaires sont fermés