Jean d’O, bleu roi

ormessonC’est peu de dire que Jean d’Ormesson et Régis Debray, pour être tous deux normaliens, n’en ont pas pour autant choisi les mêmes chemins. Et pourtant, la dernière page de son dernier livre tournée, j’apprends chez le second que Jean d’Ormesson relèverait de l’un de quatre pays de rattachement, la « France élégance » :

Elle est droitière, flâneuse, gourmande, boulevardière, sceptique, dix-huitiémiste et libertine. Souvent érudite. Elle aime la conversation. Version Tout-Paris : Sacha Guitry. Version Limousin : Giraudoux. Couleur : bleu pervenche. Ton : mieux qu’incisif, enjoué.

Bleu pervenche ? Admettons. Sauf pour les pervenches. D’ailleurs les yeux de Jean d’Ormesson tendent moins vers le pervenche que vers un bleu roi, peut-être un bleu Ciel. Ceci mis à part, sous quelques nuances, ce portrait n’est pas trop injuste pour Jean d’Ormesson tel qu’il se découvre, encore, dans ce nouveau dernier ouvrage, « Je dirai malgré tout que cette vie fut belle« .

Jean d’Ormesson a ceci d’agaçant et attachant qu’il s’est adressé avant vous les reproches que vous voudriez lui faire. Cabotin ? Il l’assume. Privilégié ? Il le reconnaît. Peu sérieux ? Il surjoue le détachement. Name-dropper ? Son livre est assorti d’un volumineux index des personnes citées dans son livre.

Mais il est un sursaut. Sursaut de gaieté, sursaut d’élégance. Les amateurs de Downtown Abbey verront avec plaisir se dessiner une aristocratie française, à l’élégance exigeante. Le parallèle va jusqu’au domaine, de Saint Fargeau, qui fait vivre un château dont malheureusement il faut se séparer. J’en veux aux Français de ne pas savoir célébrer leur propre savoir-vivre, leur élégance, leur esprit comme le font complaisamment les Britanniques. Mais nous tenons cette revanche, de la réalité sur la fiction et de la France sur les Anglais, que les Crawley, préoccupés de la seule gestion du domaine, paraissent bien fades à côté de la vie d’un d’Ormesson. Car avec Jean d’Ormesson, c’est une grande France que l’on voit passer, avec toute l’exigence du père de Jean d’Ormesson, auquel il ne fallut que quelques heures pour démissionner de son poste nouvellement attribué à Vichy. Le domaine passe, mais l’esprit reste. Ce sont les artistes, les auteurs engagés, qui sont conviés et les plus grands noms du XXème. Avec lui, c’est la culture, la répartie, qui reviennent. C’est l’élégance qui s’invite et qui nous enjoint d’être plus droits, vifs et alertes, hommages à la finesse de la langue et à la pointe de l’esprit, relevant et le gant et le flambeau.

Au terme de la lecture, il est alors bien difficile de lui faire encore grief de ces vrais défauts qu’il reconnaît si volontiers.

Son name-dropping à lui n’est pas le nôtre. Pas une façon de se rendre lui-même important, mais de rendre témoignage à ceux qu’il cite, comme à la joie qu’il a eu de les connaître. Par son titre même, il rend hommage à un autre. Le titre, que pourtant chaque auteur nécessairement entoure de toutes les affections, n’est pas de lui. En écho à l’un de ses précédents livres, C’est une chose étrange à la fin que le monde, c’est un extrait de ce poème d’Aragon, que l’on reprendra pour le plaisir des sens, quitte à prolonger ce billet puisque, de vous à moi, mort aux cons :

C’est une chose étrange à la fin que le monde

Un jour je m’en irai sans en avoir tout dit

Ces moments de bonheur ces matins d’incendie

La nuit immense et noire aux déchirures blondes

 

Il y aura toujours un couple frémissant

Pour qui ce matin-là sera l’aube première

Il y aura toujours l’eau le vent la lumière

Rien ne passe après tout si ce n’est le passant

 

Je dirai malgré tout que cette vie fut telle

Qu’à qui voudra m’entendre à qui je parle ici

N’ayant plus sur la lèvre un seul mot que merci

Je dirai malgré tout que cette vie fut belle

Emprunter son titre à un autre, n’est-ce pas aussi une façon de s’effacer devant lui, d’indiquer au lecteur celui qu’il faut lire ?

Et si le procédé cabotin du procès à lui-même par son surmoi de rigueur lasse parfois, il fait aimer son moi léger, ce moi qui n’ignore pas que le monde est une vallée de larmes mais inextricablement aussi une vallée de roses, et qui discerne encore celles-ci malgré celles-là. C’est évidemment, au-delà de son moi, au nôtre que l’on pense. Tous n’ont pas besoin de se faire plus légers, loin de là, mais le blogueur se dit parfois qu’il pourrait se faire moins pesant.

Se glissent à dessein quelques formules, de celles dont l’auteur raffole et que l’on verrait bien circuler de salon en salon, nouvelles maximes : « La vie est éphémère. Mais le fait d’avoir vécu cette vie éphémère est un fait éternel », « Le temps est plus proche de la mort que de la vie », « Il n’est pas sûr que Dieu soit mort ni que le monde soit absurde », plus encore « Dans le doute qui me harcèle et souvent m’envahit brille pourtant l’espérance » ou la plus tendrement cabotine « Et je me désole de mon absence à mes propres funérailles. Un peu de gaieté fera défaut. »

Jean d’Ormesson a aimé la lumière, et le dit en de belles lignes. Il a aimé les arbres. Il a aimé l’eau, l’eau qu’il n’a certes pas connue à la piscine des Closeaux mais « l’eau de la Corse plutôt que l’eau de Toulon ou de Marseille. L’eau de la Méditerranée orientale plutôt que l’eau des Baléares ou des Kornati, en Croatie. L’eau surtout des Sporades – Sporades du Nord Sporades du Sud -, l’eau de Skiathos, de Rhodes, de Symi et de Castellorizo ». Parmi ces noms-là, j’en ignorais bien six, si je compte les deux Sporades. Il faut savoir célébrer la vie simple. La Terre ne ment pas, avait écrit Emmanuel Berl, Juif et socialiste (p.69). L’eau non plus, il faut bien le dire. Et la lumière révèle.

Si nous ne sommes pas allés partout où fut le « roi Jean », sans presse, nous irons tous où il va. Et ses dernières lignes sont aussi attachantes qu’émouvantes. On croit deviner qu’au soir de sa vie, lui ne s’autorise pas à faire de sa foi un argument de vente, et c’est sur le propos bouleversant d’un enfant prodigue, qui n’ose pas même dire « Christ », que s’achève ce livre :

« Vous le savez, mon Dieu. J’ai aimé les baies, votre mer toujours recommencée, votre Soleil qui était devenu le mien, plusieurs de vos créatures, les mots, les livres, les ânes, le miel, les applaudissements dont j’avais honte, mais que je cultivais. J’ai aimé tout ce qui passe. Mais ce que j’ai aimé surtout, c’est vous qui ne passez pas. j’ai toujours su que j’étais moins que rien sous le regard de votre éternité et que le jour viendrait où je paraîtrais devant vous pour être enfin jugé. Et j’ai toujours espéré que votre éternité de mystère et d’angoisse était aussi une éternité de pardon et d’amour. Je n’ai presque rien fait de ce temps que vous m’avez prêté avant de me le reprendre. Mais avec maladresse et ignorance, je n’ai jamais cessé, du fond de mon abîme, de chercher le chemin, la vérité et la vie. »

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10 commentaires

  • Pour être franc, il me gratouille.

    Mais j’ai tort. Car le liront et l’écouteront, tant de personnes à qui ne viendrait pas l’idée de prêter attention à ce que peut bien raconter le Pape, Koz, et encore moins Aristote/p>

    Il témoigne.

  • Il me « gratouille » aussi, ne m’a pas toujours convaincu, m’a agacé parfois, et pourtant, il m’a touché à plusieurs reprises. Et puis, je n’oublie pas qu’il souffre du discrédit que l’on porte aux « écrivains du bonheur », comme il le dit.

    Soit dit en passant, la partie de son livre consacrée à sa foi est assez courte et discrète. Son livre n’est pas avant tout un témoignage.

  • Je trouve que ce billet est remarquablement bien écrit. Tu as un talent pour adapter ta plume au sujet; elle sait se faire légère ou grave, pleine de force ou de verve

    J’ai un faible pour les artistes de la joie. Leur espérance est d’autant plus communicante qu’elle est rare. Ca t’agacera peut-être que je cite Bowie ici, mais l’un et l’autre ont l’élégance instinctive d’éviter la facilité du désespoir.

  • « J’en veux aux Français de ne pas savoir célébrer leur propre savoir-vivre, leur élégance, leur esprit comme le font complaisamment les Britanniques. Mais nous tenons cette revanche, de la réalité sur la fiction et de la France sur les Anglais, que les Crawley, préoccupés de la seule gestion du domaine, paraissent bien fades à côté de la vie d’un d’Ormesson. »
    Pourtant, il y a bien eu, inspirée du roman éponyme de Jean d’O, comme vous l’appelez, l’excellente série Au plaisir de Dieu, diffusée à la fin des années 1970 (voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Au_plaisir_de_Dieu_(mini-s%C3%A9rie)).

  • D’abord les posts sur FB m’avaient mis l’eau a la bouche. Après ce beau billet, je n’ai plus de doutes, il va falloir que je le lise, ainsi que votre propre opus. Je vais suggerer a ma bibliothecaire d’investir, comme cela d’autres en profiteront.

  • @ YOU : j’ai découvert ce poème en lisant l’ouvrage de Jean d’Ormesson. Je me le suis redit plusieurs fois. Il est puissant, en effet.

    Lib a écrit :

    J’ai un faible pour les artistes de la joie. Leur espérance est d’autant plus communicante qu’elle est rare. Ca t’agacera peut-être que je cite Bowie ici, mais l’un et l’autre ont l’élégance instinctive d’éviter la facilité du désespoir.

    Je ne suis pas si rétif que cela à Bowie 😉 Mais oui, nous avons un grand besoin d’eux. Il est tellement plus facile de jouer sur la corde de la douleur, du malheur. Il faudrait déterminer plus précisément ce que cela anime en nous, ce goût pour le sombre. Rien que ce billet, déjà, est bien moins vu que d’autres. J’imagine que le sujet très littéraire décontenance un peu, mais je soupçonne une prime aux billets rageux. Et c’est un peu attristant.

    Quant au style, merci. Évoquer Jean d’Ormesson, après l’avoir lu, comme je le disais, donne envie de se hausser un peu au-dessus de son niveau naturel. Si j’y suis un peu parvenu, j’en suis heureux.

    Myrto303 a écrit :

    Pourtant, il y a bien eu, inspirée du roman éponyme de Jean d’O, comme vous l’appelez, l’excellente série Au plaisir de Dieu, diffusée à la fin des années 1970

    Certes certes, et il l’évoque, mais pouvez-vous me citer un exemple datant de moins de 40 ans ?

    @ Anne-Laure Tarascon : je m’en voudrais de ne pas vous y encourager.

  • @ Koz:
    « Rien que ce billet, déjà, est bien moins vu que d’autres. J’imagine que le sujet très littéraire décontenance un peu, mais je soupçonne une prime aux billets rageux. Et c’est un peu attristant. »

    Attendez un peu vous venez de l’écrire. Au fil des jours les commentaires vont venir. Votre talent d’écriture est bien réel et multiforme. Et votre manière d’écrire va au-delà de votre formation professionnelle qui vous a fait sans doute travailler votre manière de penser, de parler, d’écrire. Vous avez un don et une sensibilité certaine. Affirmation d’un instit à la retraite qui a eu souvent l’occasion de lire de brillant(e)s anciens, anciennes élèves.

    Je n’ai pas lu tout Jean d’Ormesson mais ce que j’ai lu de lui m’a plu. J’aime l’écouter à la radio. J’aime le regarder et l’écouter à la télé. C’est un homme de droite que je perçois comme droit avec les autres et avec lui-même.

    Chez David Bowie comme chez André Gide je ne me sens pas très à l’aise avec certains aspects de leur vie privée.

    J’ai des difficultés pour lire la poésie de Louis Aragon. Je suis plus attiré par Victor Hugo et Jacques Prévert. Par contre je garde un souvenir très fort de ma lecture du livre « Les communistes » de Louis Aragon. https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Communistes

  • J’apprécie l’esprit du personnage et du billet. Ne sachant pas jusqu’alors quoi lire qui ne soit ni trop sérieux ni trop vain, je pense avoir trouvé un remède à l’atmosphère morose qui règne si souvent.
    Je salue un esprit français bien plus concret et complet que ce qui nous est seriné depuis quelques mois.

    Et merci Koz d’en être le relais!

  • Merci pour ce billet, j’ajoute ce livre à mes lectures prochaines (après un certain Pape F. et un obscur blogueur du nom de K….). J’aime ne pas hurler avec les loups, et j’ai un faible certain pour la culture et l’intelligence.

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