Comme vous, je vis pour un temps et je vais mourir un jour, souffrir entretemps, comme vous. Il y a 25 ans, j’ai rencontré une jeune femme devenue infirmière en soins palliatifs, alors que nous nous occupions d’un enfant polyhandicapé. Soucieux de la mort, soucieux de la souffrance, la mienne et celle des autres, j’ai écouté longtemps ce qu’elle avait à me dire sur cette prise en charge.
Il y a 20 ans aussi, j’ai créé un blog. Je me suis exprimé sur tous les supports possibles. Par des billets, des statuts, des tribunes, des chroniques, des livres. Je n’ai jamais eu recours à une interpellation en vidéo, qui me rebute. Si je le fais, c’est parce que je suis convaincu que vous allez prendre la décision législative la plus grave dont je puisse être témoin.
Depuis ce temps, j’ai forgé ma réflexion, j’ai rencontré et interrogé nombre de soignants et, depuis trois ans, je rencontre chaque lundi après-midi des personnes malades qui vont mourir et qui, pour beaucoup, le savent.
Bénévole en soins palliatifs, mon rôle est résumé simplement en ces deux mots : être là. Être là pour écouter, accompagner, tenir une main, ne pas abdiquer. Être vraiment là, seul dans une chambre. N’allez pas croire que tous les malades nous parlent de leur mort, loin de là. La plupart parle de leur vie, des gens qu’ils aiment. Mais être là, c’est aussi recueillir les larmes qui perlent à ce moment-là, c’est entendre des angoisses face auxquelles il n’y a peut-être rien à dire sinon signifier par sa seule présence et, parfois par une main dans la main, que nous ne les abandonnons pas.
« Être là pour écouter, accompagner, tenir une main, ne pas abdiquer. Être vraiment là, seul dans une chambre. […] Signifier par sa seule présence […] que nous ne les abandonnons pas. »
Nous, car à travers cet inconnu dont ils ne connaissent que le prénom, c’est nous tous qui sommes dans cette chambre. C’est la société, la communauté des vivants, qui ne les abandonne pas. Parce que c’est bien de cela qu’il s’agit, d’abandon.
On parle de douleurs inapaisables. En 3 ans, dans un service de 15 lits, je ne me souviens que d’une situation dans laquelle les soignants ne sont pas parvenus à trouver comment apaiser suffisamment la douleur physique d’une patiente. Or ce ne sont pas les douleurs physiques qui suscitent les demandes de mort. On le sait. Des études, notamment en Oregon, l’ont démontré. C’est avant tout l’isolement, la crainte d’être un poids pour les autres, pour les enfants, pour la société – le sentiment, m’a dit un jour un patient, de « coûter beaucoup de sous ». Et le manque de sens. La lassitude. La demande que « ça s’arrête ». Mais dans ce « ça », il y a tellement de choses qu’il est inconcevable de confondre avec « la vie ».
J’ai rencontré une femme, d’un peu plus de 70 ans, qui demandait de manière ferme à mourir. J’ai longuement écouté, en silence, cette femme qui me disait ne plus vouloir être et je ne l’oublierai jamais. Elle avait une pathologie respiratoire et chaque mouvement devenait une épreuve. Mais elle était droite et digne, lucide… et puis, aussi, seule. Veuve depuis 16 ans, sans enfants, sans famille, sans visites. Elle ne voulait pas aller dans un EHPAD où, pensait-elle, on allait la poser dans une chambre et la laisser là.
Pensez-vous réellement que tout ce que notre société peut faire pour elle, c’est de lui dire : « bien, nous allons organiser votre mort » ? Et pourtant, et je voudrais que vous reteniez bien cela, c’est ce qu’elle a fait, ce qu’elle peut déjà faire. Car la loi autorise déjà un patient à demander l’arrêt des traitements qui le maintiennent en vie. C’est possible, à tout moment de la maladie. C’est ce qu’elle a fait, le service a mis en place les soins nécessaires pour qu’elle ne souffre pas, et elle est morte paisiblement en 48h. C’est une abstention, pas une action, c’est bien différent d’une euthanasie, mais la société respecte la volonté du patient, aussi douloureuse soit-elle.
« Ce ne sont pas les douleurs physiques qui suscitent les demandes de mort. C’est avant tout l’isolement, la crainte d’être un poids pour les autres […] Et le manque de sens. La lassitude. La demande que “ça s’arrête”. Mais dans ce “ça”, il y a tellement de choses qu’il est inconcevable de confondre avec “la vie”. »
J’ai rencontre un homme aussi, Claude. Il m’a longtemps parlé et j’ai toute sa vie en tête. Claude, à près de 90 ans, est arrivé dans le service en disant au médecin : « docteur, on est d’accord, vous faites en sorte que ça aille vite ». Le médecin, lui a répondu : « en clair, vous me demandez de vous euthanasier ». Et Claude de lui dire : « Docteur, tout de suite, les grands mots ».
Au bout de 4 ou 5 semaines, son état de santé a été stabilisé et il a pu rentrer chez lui. Il m’a dit : « je viens d’avoir un arrière-petit-fils et celui-là, je ne pensais pas que je le connaitrais. La vie continue » Les derniers mots que j’ai entendus de lui ont donc été ceux-là :« La vie est continue… » De « il faut que ça aille vite » à « la vie continue ». Et ma conviction est que cet homme, en arrivant, nous a présenté le visage qu’il pensait devoir présenter pour recevoir l’assentiment voire la reconnaissance de la société : celui de la personne âgée qui ne s’éternise pas, devance la mort et ne pèse pas sur nous.
Je pourrais aussi vous parler de cette femme de tête, à la vie mouvementée, qui est allé jusqu’en Belgique accomplir les formalités pour l’euthanasie, et qui est revenue. La première fois que je l’ai vue, elle m’a dit en passant : « depuis que je suis revenue, j’en parle plus du tout ». Et la dernière chose que nous ayons faite ensemble, c’est d’ouvrir une bouteille de Muscadet et trinquer, dans sa chambre. Elle était résolue à demander l’euthanasie, et bien au-delà des 48h que vous avez cru devoir fixer pour témoigner d’une intention ferme. Puis elle ne l’a plus voulu, a vécu des rencontres, trouver la tendresse et la bienveillance des soignants, et elle est morte paisiblement.
Je vous parle de personnes âgées, même si j’en ai connu de plus jeunes. Parce que depuis des années, on vous oppose les images les plus angoissantes des personnes les plus lourdement atteintes et, d’une certaine manière, on instrumentalise constamment les personnes atteintes de la maladie de Charcot pour la terreur qu’elles suscitent, et qui sidère notre réflexion. Et il faut que notre société, que nos soignants, déploient toute leur technique et toute leur humanité, pour eux.
Mais le texte dont vous débattez s’appliquera bien au-delà de ces situations. Pour une part considérable, il pourra concerner des personnes simplement âgées, touchées par les petites pathologies diverses qui accompagnent invariablement l’âge. Des personnes faibles, souvent isolées, déconsidérées et qui, tragiquement, sont soucieuses de ne plus nous encombrer. Par ce texte, vous les confortez dans le sentiment que c’est le meilleur choix qu’elles ont à faire. Et ceci est vrai de tous. Personnes âgées, personnes handicapées, personnes isolées, personnes lourdement malades.
Ma conviction, confortée par ma présence en soins palliatifs, c’est qu’ils ont besoin d’une chose avant tout : que nous soyons aux avant-postes du combat de leur dignité ! Que notre conviction qu’ils ont leur place dans notre monde, que leur vie vaut la peine d’être vécue, ne faillisse jamais !
Et cela même quand nous-mêmes, nous nous projetons et nous avons peur.
Alors non, ces personnes n’ont définitivement pas besoin que nous abdiquions et que la main que nous leur tendions soit pour confirmer que le monde se passera d’elles.
Ne croyez pas que vous puissiez parvenir à une législation qui « réponde à toutes les situations » et les préserve toutes. Rien ne sera jamais parfait. Notre vie est tragique et il n’appartient pas à l’Homme, fut-il député, d’ôter ce tragique de nos vies.
Mais à comparer le tragique de notre société actuelle et ce que vous préparez, nous ne ferez qu’en ajouter, pour ceux qui partiront et pour ceux qui resteront. Nous pouvons faire beaucoup pour ceux qui demandent à mourir, et qui souffrent. Nous ne faisons pas assez aujourd’hui, et nous ne ferons pas davantage quand il sera possible de prendre acte de leur volonté affichée de mourir.
Il est un peu cavalier de les appeler ainsi mais vous ne ferez pas moins de « victimes collatérales » de notre système législatif. Celui par lequel vous voulez le remplacer en créera d’autres, de nouveaux, et emportera la société avec.
Je suis bénévole en soins palliatifs, je suis avocat, aussi. Et c’est aussi en juriste que j’analyse le texte dont vous débattez, sa déconnexion totale avec les réalités de la fin de vie, l’insécurité dans laquelle il plongera patients et soignants et l’impunité que vous organisez.
Par le critère appliqué d’une maladie en « phase avancée », vous avez rendu éligibles à l’euthanasie des centaines de milliers de Français chaque année, très loin des cas exceptionnels auxquels certains croient pouvoir limiter l’euthanasie. Si nous en restions au nombre que connaît le Canada, nous parlons de plus de 30.000 euthanasies par an.
Contrairement à ce que croient les Français, vous ne limitez pas l’euthanasie aux situations de douleurs physiques. Une personne malade présentant une souffrance psychologique, sans douleur physique, pourra être euthanasiée – étant précisé que nul ne peut évaluer et encore moins contester une souffrance psychologique.
Vous permettez le recours à l’euthanasie à des personnes qui ont encore plusieurs mois, parfois plusieurs années, à vivre alors que nous connaissons l’ambivalence des demandes, leur variabilité, alors que nous savons que des demandes fermes un temps peuvent s’évanouir ensuite.
Vous avez même permis que l’euthanasie soit effectuée sur des personnes sous curatelle ou sous tutelle.
Vous croyez pouvoir garantir cette permanence de la demande en demandant un délai de 48h entre l’accord du médecin et la réalisation de l’euthanasie. Il faut n’avoir jamais rencontré de malade pour croire que c’est une garantie.
Vous avez prévu que la demande de la personne soit formulée « par écrit ou par tout autre moyen ». La demande pourra donc être orale et aucune preuve ne pourra jamais être rapportée de son existence ou non. Un médecin pourra prétendre qu’une demande a été formulée, même de bonne foi, sans que personne ne puisse le vérifier – et, en premier lieu, pas la famille.
La demande sera examinée par un médecin, qui se contentera de recueillir des avis – sans que des avis négatifs puissent faire obstacle à l’euthanasie. Et le médecin dont il recueillera l’avis pourra estimer qu’il ne lui est pas nécessaire d’examiner la personne dont il autorise pourtant que l’on provoque sa mort.
Vous ne prévoyez aucun contrôle effectif. Le contrôle se fera a posteriori, quand la personne sera morte. Et il se fera sur la seule base de la déclaration que le médecin remplira. Il est évident qu’il s’abstiendra de déclarer de lui-même qu’il a violé la loi et commis, donc, un homicide.
Une commission examinera ces déclarations volontaires. Sur la base de déclarations expliquant qu’ils ont bien respecté la loi, cette commission pourra conclure, dans ses rapports que la loi est respectée. Et la société ignorera tout des réalités de l’euthanasie.
Cette commission sera même autorisée à filtrer les dossiers à transmettre au Procureur. Un juriste se demandera sur quelle base des personnes qui ne sont pas magistrates pourront se permettre de juger de l’opportunité des poursuites et de l’inutilité d’informer le procureur.
Vous êtes législateur, et votre rôle est de préserver les plus faibles, autant que d’anticiper les risques de la loi que vous votez. En votant ce texte, vous ne faites ni l’un ni l’autre.
Vous ouvrez la voie à une euthanasie qui ne cessera jamais de s’élargir, parce que la dynamique de l’autodétermination l’implique, et vous organisez l’irresponsabilité, l’impunité de ceux qui, par idéologie, par négligence, par faiblesse, par fatigue, par mépris ou par toute-puissance, violeront la loi dont vous débattez.
« Jean-Louis Touraine a déclaré que, par ce texte, il s’agissait de “mettre le pied dans la porte”. […] Ne croyez pas pouvoir l’entrouvrir seulement. Si vous votez ce texte, ce sera la porte ouverte à tous les vents, ouverte à une abdication de notre humanité. »
Jean-Louis Touraine, qui a longtemps porté la promotion de l’euthanasie au sein de l’hémicycle, a récemment déclaré que, par ce texte, il s’agissait de « mettre le pied dans la porte », cette porte qui nous protège, pour ensuite « revenir chaque année ». Alfred de Musset a titré une de ses pièces : « il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée ». Ne croyez pas pouvoir l’entrouvrir seulement. Si vous votez ce texte, ce sera la porte ouverte à tous les vents, ouverte une abdication de notre humanité.
Je ne suis pas grand-chose. Comme vous, je vis pour un temps et je vais mourir un jour, souffrir entretemps, comme vous. Mais je vous demande de ne pas laisser cette porte ouverte.
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