Le pardon d’un Innocent

Pourquoi n’ai-je ouvert ce livre que maintenant, près de deux ans après sa publication ? Pourquoi l’avoir comme mis à distance ? Peut-être l’approche des agressions sexuelles et abus spirituels commis au sein de l’Église suppose-t-elle, pour un fidèle catholique, de parcourir un chemin de l’ordre de la conversion ? Que les victimes me pardonnent, mais cette conversion nécessite du temps, parfois de la violence.

Une amie me rapportait cette parole d’une victime : « ils ne commenceront vraiment à comprendre que lorsqu’ils cesseront de souffrir de la souffrance de l’Église et qu’ils souffriront de notre souffrance ».

Or, pour comprendre, il faut se laisser toucher. Me reviennent une fois encore les paroles du pape François, dites à une autre occasion : « il faut commencer par les pleurs ». Le livre de Daniel Pittet nous entraîne précisément sur le chemin qui va de la tête au cœur, aux tripes. [1]

Alors, pourquoi le lire ? Peut-être fondamentalement parce qu’un chrétien ne peut pas se dire disciple de Celui qui est « le Chemin, la Vérité, la Vie » et refuser le combat contre l’Adversaire qui enferme, ment et tue. Daniel Pittet l’écrit : « un viol te prive de ton élan vital, te cloue dans ta vie, comme mort ». Parmi les phrases que les chrétiens aiment à répéter, il y a celle de l’évangile selon saint Jean : « la Vérité vous rendra libres » (Jean 8, 31-32). Comment pourrions-nous continuer à la proclamer et refuser de marcher avec les victimes, dans leur souffrance, vers la vérité et la liberté ? Si nous refusions de faire la vérité quand elle ne concerne pas les autres mais nous blesse, nous, alors cette parole ne serait guère plus qu’un mantra stérile. Et l’Église, chacun de nous personnellement, irions vers l’effondrement comme ce « Royaume divisé sur lui-même » (Luc 11, 17).

Daniel Pittet emploie des mots crus, directs, violents à lire parfois pour décrire les viols et l’exploitation sordide que lui a imposé un prêtre, Joël Allaz, pendant quatre ans – un homme qui a fait plus de cent victimes. Il les écrit une fois, sans détour, ne revient guère dessus. Cette rudesse est salutaire. Nous ne pouvons pas tous rencontrer personnellement des victimes d’agressions, or tous disent que c’est cette rencontre qui permet d’opérer une véritable conversion.

Ce livre permet de comprendre pourquoi cet enfant se sent obligé de retourner voir le prêtre, pourquoi il se tait, pourquoi il a été choisi. Sa famille est déracinée, elle est pauvre et l’Église lui vient en aide : pour le petit garçon qu’était Daniel Pittet, dénoncer un prêtre, c’était mettre en danger sa famille. L’enfant ne comprend pas le silence des adultes : ceux qui devraient percevoir ses appels muets, les signes qu’ils ne « peuvent pas ne pas comprendre ; ceux qui savent, ce frère qui crie, engueule le violeur, frappe au volet de la cellule, mais qui ne va pas plus loin; ceux qui comprennent, mais ne nomment pas le mal, ne « parlent pas de ces choses-là ». Comment l’enfant peut-il comprendre ce monde, quand il refuse de voir et nommer l’horreur qu’il subit ?

Il permet de comprendre pourquoi les victimes ne parlent pas, parfois pendant trente ou quarante ans, et comme il est absurde de s’en étonner – pauvres âmes enferrées dans le système perverti du secret imposé par l’agresseur[2]; prises dans la nasse du mensonge, dont parfois ils bénéficient, renforçant ainsi leur culpabilité; contraintes de se protéger en se dissociant. Il ouvre une fenêtre sur les dégâts que ces agressions causent sur la construction d’une personne, et comme il est insensé d’avoir pensé longtemps que « cela passe ». Et puis, dénoncer les actes, les exprimer, c’est aussi les revivre, c’est faire tomber toutes les barrières protectrices et faire remonter la souffrance. Daniel Pittet évoque encore cette femme, en apparence ordinaire, qui a écouté son témoignage et s’est effondrée, physiquement, ses révélations ayant réveillé le souvenir de son propre viol.

Au-delà de l’abjection même des actes commis, lire Daniel Pittet permet de comprendre la dévastation psychique et physique des victimes. Il a fait face, au prix de près de vingts ans de thérapie, et a trouvé un apaisement relatif, mais son rapport à son corps lui-même en a été bouleversé. Comme le dit Joël Allaz lui-même dans l’entretien retracé en fin de livre, c’est bien à un monstrueux « massacre des Innocents » qu’il a participé, un massacre qui dure toute une vie. La sexualité de la personne en est bouleversée, bien sûr – et certains pédophiles ont d’ailleurs été eux-mêmes abusés – mais la santé physique de la personne elle-même est atteinte. Ainsi Daniel Pittet raconte que, chaque fois qu’il « vit une situation trop engagée sur le plan émotionnel, [il] tombe malade » :

« il me semble que la somatisation, pour une personne ayant subi des maltraitances, est la première façon d’exprimer sa souffrance, sans la révéler au grand jour. Le corps montre que quelque chose va mal. C’est plus facile de prendre un rendez-vous chez un médecin pour soigner une pneumonie que pour soigner les séquelles psychiques de son traumatisme. D’une certaine manière, la somatisation permet à la personne abusée de trouver une écoute auprès de quelques-uns qui s’inquiètent de sa santé et qui prennent soin d’elle ».

« Mon père, je vous pardonne » est encore un appel à déchiffrer les enfants. Lui explique que les anciennes victimes se reconnaissent entre elles, et qu’il détecte tout de suite un enfant victime. Sans avoir la sensibilité d’une ancienne victime, il faudrait s’appliquer à lire les signaux des enfants victimes, et à connaître les attitudes indispensables à avoir. Au-delà d’une attention particulière à la santé – dans des manifestations aussi basiques qu’une constipation chronique – à un changement subit de comportement, de caractère, il faut évidemment questionner l’enfant, véritablement : « Je me suis souvent demandé si ma mère avait eu des doutes. Si elle m’avait vraiment questionné, je lui aurais répondu. Mais l’enfant doit sentir que l’adulte qui le questionne a envie d’entendre la vérité ».

Daniel Pittet a rencontré son violeur. Il a, même, accepté que figure à la fin de son livre le compte-rendu de l’entretien qu’il a eu avec Mgr Charles Morerod et Micheline Repond, ce qui est assez remarquable de la part d’une victime. Ce compte-rendu permet aussi d’appréhender un peu de la psychologie de l’agresseur, cette incroyable dissociation psychique qui le conduit même à écrire un jour dans un journal catholique un article qui semble marquer une profonde compréhension des blessures de l’enfant agressé. Il est possible que, parmi tous les lieux où les pédocriminels opèrent, l’Église soit celui où la dissociation psychologique soit la plus prégnante. Au demeurant, à lire ce livre, les souffrances imposées à Daniel Pittet, à connaître ce mal qui semble posséder son violeur, le rapport à la division et au diviseur ne manque pas d’interpeller.

Daniel Pittet a accordé son pardon à son agresseur. D’autres ont rejeté et l’Église et la foi, comment ne pas les comprendre ? Combien d’entre nous ont expérimenté, de façon infiniment plus faible, comme en échantillon, le dégoût, le désarroi et la colère, et en ont déjà été suffisamment bouleversés ? Comment, après le tableau que dépeint Daniel Pittet, ne pas comprendre que l’Église soit devenue insupportable à beaucoup, que des mots aussi fréquents en son sein que père, vérité ou silence, leur soient inaudibles ?

Lui a pourtant gardé la foi, et l’amour de l’Église. Mieux, alors qu’il a été violé par un capucin, avant même de révéler son passé, il était à l’origine d’un livre sur la vie consacrée, « Aimer, c’est tout donner », distribué à plus de 500.000 exemplaires et traduit en douze langues. C’est que Daniel Pittet a connu l’évêque qui déplace l’agresseur, mais aussi celui qui tend la main à la victime. Il a connu le prêtre qui souille, et ceux qui relèvent. Les catholiques qui ferment les yeux, et ceux qui aident en silence. Il a rencontré l’Église aimante et consolatrice : « J’ai été violé par un prêtre et j’ai vécu le pire, j’ai été sauvé par des moines, et j’ai vécu le meilleur » .

Ce pardon n’est pas l’attitude d’un catholique contraint, déférant aux injonctions d’un petit catéchisme, tendant benoîtement une autre joue. Daniel Pittet n’a pas soudainement pris son agresseur dans ses bras. Il a conscience de ce qu’il est : quelqu’un qui n’exprime guère de remords ou s’il en ressent « peut-être au niveau mental, mais sans connexion avec la moindre émotion envers ses victimes ».

Le pardon n’efface ni la blessure ni la souffrance infligées. Le pardon signifie que je vois en mon bourreau un homme responsable. Grâce au pardon, je ne me sens plus attaché à lui, je ne suis plus sous sa dépendance. Le pardon m’a permis de rompre les chaînes qui m’attachaient à lui et qui m’auraient empêché de vivre.

*

Ainsi, oui, comme on me l’a dit à moi-même, « il faut lire le livre de Daniel Pittet ». Par souci de cohérence, de justesse, de justice, de vérité, par amour aussi. Porter une infime part de la souffrance des victimes nous aide à nous faire enfin les prochains de ces « plus petits qui sont les Siens ». Alors qu’elle aurait dû être un sanctuaire pour eux, plus qu’en aucun autre lieu où leur innocence a été bafouée, L’Église n’a pas su collectivement préserver ses enfants. Il faudra faire la vérité sur le passé. Mais il faudra surtout que, ébouillantés par cet échec et s’il peut servir à quelque chose, l’Église et chaque fidèle en son sein aient désormais la détermination farouche et opiniâtre, pour ne pas dire enragée, de ne plus jamais laisser perdurer un abus en son sein.

Peut-on se permettre un rêve, dans un tel domaine ? Si oui, ce serait que dans un avenir pas si lointain, l’expérience malheureuse de l’Eglise serve au monde, et que l’on puisse se référer à l’Église comme du lieu par excellence où les petits, tous les petits, sont effectivement à l’abri.

Cela commence probablement par rappeler l’existence de la Commission Indépendante sur les Abus Sexuels dans l’Eglise (CIASE, dite parfois Commission Sauvé) et son appel à témoignages : si vous avez été victime, mineurs ou majeurs, ou témoin d’abus sexuels commis par des prêtres, des religieux ou religieuses, une équipe d’écoute gérée par des professionnels a été mise en place à sa demande par la fédération France Victimes. Elle est joignable 7 jours sur 7 de 9h à 21h par téléphone au 01 80 52 33 55. Vous pouvez aussi la joindre par mail : [email protected] ou par courrier : Service CIASE – BP 30132 – 75525 Paris cedex 11.

  1. A ce sujet, dimanche dernier, le prêtre qui prêchait soulignait que le Bon Samaritain « descendait de Jérusalem à Jéricho« , ce qui résonne particulièrement avec cette situation. Car c’est peut-être ce que nous faisons aussi, descendre du piédestal, des hautes sphères et de l’idéal pour aller vers des terres plus sombres. Sur ce chemin, ce Bon Samaritain devient le prochain de l’homme blessé en étant « saisi de compassion » – compassion dont on connaît l’étymologie : « souffrir avec » . []
  2. Et l’on se dit à cet égard que l’Église doit aujourd’hui comprendre combien le secret qui entoure les procédures, quelles que soient ses intentions, est une autre violence pour les victimes []

Billets à peu près similaires

9 commentaires

  • Excellent document qui nous amène à réfléchir. Comme a dit le Pape François: «Qui suis-je pour juger? Merci

  • Bonjour Koz,
    Je vois parfois écrit que nous chrétiens, paroissiens, devons nous convertir, que notre silence est coupable. Mais quand on ne sait rien, que doit-on faire ? Que fallait-il dire?
    Faut-il rechercher une souffrance cachée de l’autre dans nos conversations, se dire « tiens, ici c’est peut-être une personne blessée dans son enfance »?
    Vous écrivez :  » la Vérité vous rendra libres » (Jean 8, 31-32). Comment pourrions-nous continuer à la proclamer et refuser de marcher avec les victimes, dans leur souffrance, vers la vérité et la liberté ?  » Bien. Concrètement, le paroissien lambda, que doit-il faire ? En dehors de la prière et de la possibilité de jeûner, si l’on ne connaît pas de victime apparemment, savez-vous quelle attitude permet justement aux victimes de se décider à faire signe? Une attitude de personne, de paroisse ?
    En tout cas, vous me donnez envie de lire ce livre.
    La phrase rapportée par votre amie (abandon de la souffrance de l’Eglise, écoute de la souffrance des victimes) me touche. Mais justement, les chrétiens, consacrés ou non autour de moi ne parlent pas de la souffrance de l’Eglise.
    En tout cas merci. Avec ces dizaines d’articles sur le sujet, ou ces interviews (famille chrétienne, le grand témoin…) je n’arrive toujours pas à voir ce qu’il faut faire quand on est au courant de rien, et aussi comment expliquer aux enfants.

    • Je comprends bien votre question et votre perplexité. Il est heureusement possible d’avoir vécu de longues années dans l’Église, comme vous (semble-t-il) et moi, sans ne jamais avoir croisé de prêtres pervers (selon les chiffres, assez aléatoires, ils seraient entre 4 et 7%, 12% dans certaines régions : dans le pire des cas, cela fait tout de même 88% de prêtres qui ne sont pas personnellement concernés).

      Alors, que faire concrètement ? Je crois que cela passe justement par une conversion personnelle : nous ne savons jamais si, dans notre entourage, il n’y a pas une personne victime. Il faut que, dans nos propos ordinaires, elle puisse percevoir que, si elle veut parler, elle sera entendue. Et notamment, en comprenant qu’on ne la percevra pas comme la personne qui « attaque l’Eglise ».

      En toute sincérité, j’ai changé sur ce point. Les affaires de prêtres pédophiles, pour moi, c’était des caricatures tout juste bonnes à illustrer le Canard ou Charlie Hebdo (et pour éviter de trop remuer de choses douloureuses à la fois, je ne parlerais pas d’autres faits ici). Alors oui, j’ai longtemps perçu ces révélations comme des affaires isolées montées en épingle pour nuire à l’Église. Et je ne suis pas certain que, lorsque l’on parlait des victimes en premier – lorsque je le faisais – ce n’était pas un peu rhétorique, comme une figure imposée.

      Il y a au minimum un climat à établir afin que, au-delà d’une vigilance certaine à l’égard d’enfants en mal-être, les victimes comprennent que leur communauté sera derrière elles, ce qui était loin d’être acquis. Mais je reviens au premier point : nous devrions peut-être tous nous former à la détection de ces situations. Sans devenir obsessionnels, ce serait au minimum une bonne leçon à tirer de ces horreurs, afin que les catholiques soient maintenant les plus attentifs.

      Pour une paroisse, cela peut être bien d’organiser une réunion d’échange, non seulement en son principe mais aussi pour que les victimes éventuelles puissent avoir le témoignage du fait que ces affaires nous bouleversent et que nous serions à leurs côtés si elles parlaient.

      Pour ce qui est de la « souffrance de l’Eglise », je vous donne un exemple. Il y a peu, je rencontre une jeune femme, ancienne religieuse de Saint Jean, qui me parle du cas d’une autre religieuse et d’un autre, terriblement abusés par le même prêtre. Sur ce, je pars en pèlerinage, en portant un peu cela avec moi. A la messe du dimanche, intention de prière : « prions pour notre Eglise malmenée ». Aujourd’hui, cela me choque. Que l’Eglise soit malmenée, soit et c’est vrai c’est douloureux, mais ce n’est rien à l’égard des victimes, que l’on a totalement oubliées dans cette intention de prière. Elles, elles n’ont pas été « malmenées », elles ont été ravagées pour leur vie entière.

      Et, au-delà de cet exemple, et même s’il est tout à fait légitime de prier pour eux (je pense spécialement à deux amis qui ont beaucoup souffert de cette période, et qui sont loin d’être les seuls), combien de fois a-t-on « prié pour nos prêtres » ? C’est bien de le faire. Mais si on ne le fait pas au minimum avec la même intensité pour les victimes, ça veut dire que l’on n’a encore rien compris.

      • Oui, je comprends bien là. Merci koz d’avoir répondu. Je veux trouver un ouvrage aussi sur comment et quand en parler aux enfants, comment dépister en gros.

      • Votre idée au sein des paroisses de réunions où les victimes de ce genre de crimes pourraient librement s’exprimer pourrait convenir qu’à certaines victimes comme elle a convenu à Monsieur Piitet mais moi en tant que victimes certes pas d’un prêtre mais d’un très proche je puis vous affirmer que même en choisissant ceux à qui on croit pouvoir utilement se confier on est souvent totalement incompris,alors devant des étrangers…

        • Je l’imagine assez. Mais certaines victimes d’agression sont prêtes à témoigner (que l’on pense à ceux de la Parole Libérée ou à Olivier Savignac, et il y en a d’autres). Il faut que l’assistance aussi le soit, et que le cadre soit fermement posé. Mais cela s’est déjà fait et peut se faire.

  • Merci pour ce post inspiré. Permettez-moi de corriger une coquille dans le numéro de la plate-forme d’écoute de la CIASE que je vous remercie d’avoir mentionnée : 01 80 52 33 55.

Les commentaires sont fermés