Mettons mon étonnement sur le compte de la méconnaissance. Méconnaissance des usages journalistiques, méconnaissance du rôle des medias, méconnaissance de celui d’un agence d’informations. La possibilité de bénéficier sur le Net des dépêches des agences avait certes révélé la forte concentration de certains journaux en dépêches pré-mâchées mais il me restait l’idée qu’une agence de presse s’efforçait de fournir des faits bruts. Apparemment, il relève aussi de la mission des agences de presse de pré-rédiger les analyses de certains journaux.
« L’Union européenne bricole un traité Frankenstein« .
Amusant, non, ce petit qualificatif : un traité « frankenstein« . Un traité monstrueux, donc. Pas Bolkensetein, mais presque.
Si le titre surprend déjà, il met en condition pour lire la suite de la dépêche :
« C’est une hydre à neuf têtes, une effroyable usine à gaz, un monstre de Frankenstein fait de bric et de broc«
Vous pincez pas inutilement, vous ne rêvez pas. Il ne s’agit pas de la déclaration d’un quelconque homme politique à classer davantage dans l’opposition, de gauche ou d’extrème-droite, mais d’une dépêche. Et son auteur était manifestement sacrément motivé, dimanche. Ce n’est pas qu’une usine à gaz, c’est une « effroyable » usine à gaz. Ce n’est plus seulement un traité frankenstein, c’est un « monstre de » Frankenstein. C’est une hydre, à neuf têtes ! Brrrrr…
Et l’auteur de la dépêche de confondre ensuite sa propre incapacité à comprendre, sa propre ignorance des textes juridiques, avec un défaut de lisibilité du texte.
On retrouve dans cette dépêche certains amusants renversements de perspective, dont on vous jurera ses grand dieux qu’ils ne sont motivés par aucune arrière-pensée politique. Ainsi, le TCE est-il désormais célébré pour sa lisibilité. Pour quelqu’un, comme moi, qui a fourni son petit effort pour contrer l’idée qu’il serait imbitable, lors de la campagne référendaire, ce serait une victoire collective bien tardive, mais une belle victoire.
Au rang de ces renversements de perspective, laissez-moi en citer tout de suite un autre, avant de revenir à cette question de lisibilité : c’est le syndrôme « en fait tout va très bien« . Madame la Marquise ? Voilà ce que nous dit l’agence, traduisant là ce que j’ai pu lire ailleurs : « Si la paralysie guette vraiment l’UE, comme le disent les Cassandre, les dirigeants européens ne sont pas très pressés puisqu’elle vivra pendant dix ans encore avec des règles qui datent en fait de 1957, lorsque l’Europe comptait six pays« . Si l’on recherche un peu de cohérence, on constatera que ce sont les mêmes qui, avant 2005, expliquaient que l’Union ne pouvait plus fonctionner ainsi qui, aujourd’hui – mais au nom de l’Europe, évidemment – expliquent qu’en fin de compte, tout allait bien, que l’Union fonctionne aujourd’hui à merveille… Pis que ça, ce sont « les Cassandre » – encore un qualificatif d’une neutralité journalistique remarquable – qui le diraient. Les pisse-froid, quoi. Qu’il ne vous vienne surtout pas à l’idée que la seule cohérence à rechercher dans de tels propos relève d’un positionnement politique qui n’a rien à voir avec l’Europe ! Une autre façon d’instrumentaliser le sujet, en somme.
Revenons donc à la lisibilité :
« Les 60 articles ramassés en 29 pages de la première partie du projet initial, les seuls qui apportaient un changement au fonctionnement de l’UE, étaient d’une lecture aisée.
Le mandat de la conférence intergouvernementale chargée de rédiger le nouveau traité est un « animal » complètement différent et les adversaires du texte initial pourraient finir par regretter leur vote s’ils font l’effort de comparer les deux textes »
La partie I du Traité est, sans ambages, considérée comme « de lecture aisée« . Ce n’était certes pas la partie la plus compliquée. Le mandat serait « un « animal » complètement différent« .
Passons sur l’opportunité d’employer le terme « animal » : l’auteur inconnu, nécessairement inconnu, de la dépêche renvoie à la version anglaise. Peut-être sa dépêche était-elle d’ailleurs initialement écrite en anglais et qu’il ne ressortirait pas de mission des traducteurs de rechercher la version française.
Mais surtout, précisément, le texte adopté vendredi n’est pas le Traité. Il s’agit du mandat donné de rédiger ledit Traité. Dès lors, que ce document, dont au demeurant seules quinze pages (sur trente-deux) constituent le mandat, ne soit guère lisible ne devrait pas surprendre. Le moindre texte modificatif est plus compliqué que le texte initial, ne serait-ce que parce qu’il faut une phrase entière pour préciser à quel article changer quel mot. Juger de la lisibilité d’un Traité non rédigé avant d’avoir en main la version consolidée (la version définitive) témoigne d’une hâte coupable.
Pour en finir avec cette dépêche, on note d’autres formulations remarquables. Ainsi, « le paysage européen ressemblera à un véritable gruyère: la Grande-Bretagne ne participera pas à l’aventure. » Bien sûr, on peut regretter la persistance de l’attitude britannique, consistant à bénéficier des fruits de l’Union sans s’engager. Mais un gruyère à un trou est-il une « véritable gruyère » ?
« Alors que les partisans du « non » se sont félicités d’avoir mis à bas l’Europe « ultralibérale », on peut légitimement s’interroger sur la portée réelle de leur victoire. Aucune des avancées du projet de Constitution n’a pu être conservée dans le grand nettoyage (…) »
L’auteur s’empêtre dans ses contradictions personnelles : je n’ai pas souvenir que les partisans du « non » aient perçu quelque avancée que ce soit dans la Constitution, auquel cas ils auraient probablement été les « partisans du « oui »« . Et je n’ai pas identifié à cette heure les avancées sociales qui auraient disparu dans le cadre de ce mandat.
Y’a même une régression sociale qui a survécu : contrairement à ce que l’on avait pu lire, il est toujours requis de l' »économie sociale de marché » qu’elle soit « hautement compétitive« . Et là est le vrai scandale. Alors que l’on aurait pu s’offrir l’économie socialiste que l’on a si longtemps envié aux pays de l’Est et dont nul ne qualifie plus la compétitivité.
En plus il y a au moins un passage totalement FAUX :
“Si la paralysie guette vraiment l’UE, comme le disent les Cassandre, les dirigeants européens ne sont pas très pressés puisqu’elle vivra pendant dix ans encore avec des règles qui datent en fait de 1957, lorsque l’Europe comptait six pays“
Exactement la même erreur que Soeur Marie-Ségolène hier : affirmer que ce traité ne serait efficient qu’en 2017 (2014 pour Royal).
Or il n’y a QUE la double majorité qui apparaitra en 2014 (au plus 2017), tout le reste du traité (c’est à dire l’essentiel traitant des institutions : présidence, parlements, affaires étrangères etc…) devant être entériné dès 2009, soit dans 2 ans.
C’est exact. L’auteur te répondrait peut-être que c’est précisément ce qu’il vise, mais la tonalité générale de la dépêche permet de penser que la généralité de son propos n’est pas involontaire.
Vu qu’il est plus compliqué de comprendre comment 3 traités (Traité CE actuel, traité UE actuel, traité « simplifié ») en engendrent deux (Traité UE consolidé, Traité sur le fonctionement de l’UE consolidé) que d’en lire un à peu près homogène qui serve de référence unique et abroge tous les précédents
Vu que le traité simplifié ne se concentre absolument pas sur une dizaine de points majeurs mais reprend aussi toutes les modifications mineures qu’aurait apporté le TCE (exemple : l’article préservant les services publics de l’ex-partie III)
Vu le choix délibéré d’un vocable opaque (traité au lieu de constitution, directive au lieu de loi européenne, haut représentant au lieu de ministre, …) et la disparition des symboles,
Vu la généralisation des exceptions à la règle (opting-out anglais et polonais ; réformes du mode de décision sucessives dans le temps),
Vu que le terme « traité simplifié » n’est repris nul part à part dans la presse française (ni dans le mandat, ni dans les journaux allemands/espagnols que j’ai pu lire),
Vu que des gens aux premières loges comme Jean-Claude Junker (« ceci est un traité simplifié qui est très compliqué») ou des diplomates (« on va faire un véritable effort d’opacité ») le disent eux-mêmes,
Il est parfaitement clair que le « traité simplifié » ne l’est pas le moins du monde.
C’est pas bien grave d’ailleurs mais c’est un fait.
jm, pourquoi veux-tu que le terme de « traité simplifié » figure où que ce soit ? Je comprends ta volonté de démontrer que tout ceci ne peut en aucun être mis au crédit de Sarkozy mais entre dire que l’on veut que soit adopté un traité simplifié et dire que le traité devra s’appeler « traité simplifié », il y a plus qu’un monde ! Le reproche est assez absurde quand on reprend les intitulés des précédents traités. Et quoi, s’il n’avait pas changé de terminologie, tu aurais tiré un enseignement quelconque du fait que le texte final ne se serait pas appelé « mini-traité » ???
[quote comment= »32940″]Vu qu’il est plus compliqué de comprendre comment 3 traités (Traité CE actuel, traité UE actuel, traité « simplifié ») en engendrent deux (Traité UE consolidé, Traité sur le fonctionement de l’UE consolidé) que d’en lire un à peu près homogène qui serve de référence unique et abroge tous les précédents[/quote]
Nous vivons actuellement avec deux traités. Nous vivrons demain avec deux traités.
Pour les dénominations des actes, ce n’est aps un choix d’adopter de telles dénominations, mais de ne pas modifier les dénominations actuelles. Cela dit, j’étais partisan du TCE, je ne vais pas me faire défenseur des visées britanniques. Loi et loi-cadre, cela aurait été plus compréhensible pour tous que règlement et directive. Quoique, lorsque l’on sait qu’un règlement c’est peu ou prou comme une loi, et une directive, peu ou prou comme une loi-cadre…
Quant à la déclaration du « négociateur » (et non « des diplomates »), c’est un con, il y en a partout malheureusement.
[quote comment= »32940″]Vu que des gens aux premières loges comme Jean-Claude Junker (« ceci est un traité simplifié qui est très compliqué») ou des diplomates (« on va faire un véritable effort d’opacité ») le disent eux-mêmes[/quote]
Ah tiens, tu as lu les appréciations de Delors, Lang, Védrine, DSK, Guigou…
[quote comment= »32933″]Exactement la même erreur que Soeur Marie-Ségolène hier : affirmer que ce traité ne serait efficient qu’en 2017 (2014 pour Royal).
Or il n’y a QUE la double majorité qui apparaitra en 2014 (au plus 2017), tout le reste du traité (c’est à dire l’essentiel traitant des institutions : présidence, parlements, affaires étrangères etc…) devant être entériné dès 2009, soit dans 2 ans.[/quote]
« QUE » la double majorité, sauf que la réforme de celle-ci a des interférences importantes avec le vote des perspectives financières qui vont arriver à échéance en 2013 et du vote annuel du budget entre 2014 et 2017 qui seront très durement négociées dans le cadre du traité de Nice et desquels dépendent… à peu près tout ce que l’UE peut faire pendant cette période.
Pensez-bien qu’ils n’auraient pas passé les 3/4 du sommet à se friter sur un point de détail insignifiant. « Marie-Ségolène » n’arrive bien évidemment pas aux chevilles intellectuelles de Nicolas « Sarközy de Nagy-Bocsa » mais ce n’est pas la dernière des demeurées non plus (certains prétendent même qu’elle a un parcours scolaire plus brillant). Cela dit sans intention de gâcher votre plaisir à prendre comme tous vos correligionnaires en sarkozysme la posture de l’ayatollah écrasant son mépris de 15 kilomètres de haut au moindre haussement de sourcil de l’adversaire 😉
à Koz
Bon allez, si vous êtes prêt à assumer dans une discussion polémique l’affirmation que ce nouveau traité simplifie les choses, je vous l’accorde, je n’y tiens pas tant que ça.
Ce qui est important pour moi est qu’il n’est pas minimaliste, et j’en suis fort aise.
[quote comment= »32946″]Pensez-bien qu’ils n’auraient pas passé les 3/4 du sommet à se friter sur un point de détail insignifiant.[/quote]
Que neni !
Ils n’ont pas passé les 3/4 du temps sur ce « détail » des dates et des seuils de majorités.
Si les polonais butaient bien sur cet aspect, il n’en demeure pas moins que les polonais menaçaient de bloquer L’ENSEMBLE du traité. C’est l’ensemble qui était en jeu.
A ce titre Sarkozy-Merckel and co négociaient, eux, réellement l’ensemble et pas seulement un détail insignifiant…
De plus, ils n’ont rien lâché sur les seuils de majorités.
Soit, jmfayard. Mais, de toutes façons, je ne pense pas non plus que Nicolas Sarkozy tenait coûte que coûte à ce qu’il soit « minimaliste ». L’idée, à mon sens, était double : entériner ce qui était urgent et accessible, adopter un Traité sous une forme qui puisse justifier de ne pas recourir à un référendum.
Si l’on parvient à recenser les « non », il y a en a au moins 1 qui s’est présenté comme un non qui voulait « plus d’europe » et ne voulait pas d’une Europe où des règles dans lesquelles il ne se reconnait pas aurait une valeur constitutionnelle. L’expression « gravée dans le marbre » revenait beaucoup durant le débat. Ce Non avait un côté ubuesque de par son intransigeance et son irréalisme. En bloquant le TCE, il n’a obtenu, dans un premier temps, que le maintien des règles en vigueur. Au nom d’une « Europe sociale » – ou plutôt de sa propre vision de ce que doit être une Europe sociale – qui ne pouvait voir le jour. La construction européenne est un compromis. Certains sont structurellement moins aptes au compromis.
Bref, pour ce Non-ci, sauf à vouloir que le Traité reflète le Grand Soir, sauf à vouloir remettre en question l’économie de marché et à mettre en place le système alternatif qui avait cours lorsque ce choix fut fait, à savoir le « système socialiste » – et je n’exclus pas que certains en rêvent – ce devrait être un Traité satisfaisant.
Il est, probablement, illusoire de croire que l’on peut « satisfaire » ces gens-là. Mais il est possible de dire : ok, puisque vous vous y opposiez, ces règles n’auront pas valeur constitutionnelle.
Que des decisions s’appliquent dans 2 , 5 ou 7 ans pensez bien qu’à » l’echelle » de l’Europe c’est tres peu de temps , ce qui à été accordé aux Polonais pour 2014 sera vite là .
Il etait effectivement urgent de remettre en route l’Europe diplomatique pas pour faire plaisir à N.S mais réellement pour rester dans le train en marche , le train du monde.
PS. sur le site de France5 l’emission d’aujourd’hui de « C dans l’air » est excellente sur le thème de la politique Francaise en Europe et au delà, je vous conseille le visionnage 😉
Faudrait-il aussi rappeler à ce journaliste que le gruyère n’a pas de trou ? L’emmenthal en a, mais pas le gruyère.
Un gruyère à un trou, c’est une meule qui a subi un carottage, c’est indispensable pour en surveiller la maturité.
Notre gruyère à un trou qui nous sert de mini-traité est donc tout à fait normal, n’en déplaise à Reuters. 🙂
http://fr.wikipedia.org/wiki/Gruy%C3%A8re
Au fait, Koz, tu n’as pas demandé à Reuters s’ils avaient définitivement renoncé à la neutralité ou si c’était temporaire ?
Ah purée, Delphine, j’aurais dû me méfier. Je me plante toujours entre le gruyère et l’emmenthal.
Pour Reuters, il faudrait que je les interroge.
Un bon indice quant à la « factualité » de la dépêche : elle a tellement plu à betapolitique qu’ils l’ont intégralement reproduite. Sans, au passage, en citer la source.
[quote comment= »33270″]Un bon indice quant à la « factualité » de la dépêche : elle a tellement plu à betapolitique qu’ils l’ont intégralement reproduite. Sans, au passage, en citer la source.[/quote]
Là, en effet, c’est un signe qui ne trompe pas ! On connait les redoutables exigences de Betapolitique quant à la neutralité.
Ca fait du bien de savoir qu’on a de tels amis de la démocratie… :’)
[quote comment= »32946″]« QUE » la double majorité, sauf que la réforme de celle-ci a des interférences importantes avec le vote des perspectives financières qui vont arriver à échéance en 2013 et du vote annuel du budget entre 2014 et 2017 qui seront très durement négociées dans le cadre du traité de Nice et desquels dépendent… à peu près tout ce que l’UE peut faire pendant cette période.[/quote]
Ce qui est génial avec les anti-TCE/Traité simplifié, c’est qu’ils rejettent un truc en 2005 disant qu’en 2007 il y aura la double majorité, et après ils râlent parce que la double majorité ne sera qu’en 2014.
ASSUMEZ! La double majorité a été proposée et refusée pour 2007. le système actuel a été voulu par tous les nonistes (puisque dire non au TCE, c’était dire oui à la continuation du traité de Nice seul à être valide avec le non…), donc pas la peine de se plaindre, les français ont voté à 55% pour que la Pologne ai un poids plus important que sa démographie, et ceux sans date limite.
C’est lourd les anti-tous incapable d’assumer leur vote « non » quoiqu’on propose, heureusement que d’autres se bougent pour faire des compromis (étant anti-sarko primaire, ça me fait mal de le dire mais aujourd’hui le président français fait beaucoup d’efforts et de compromis pour avoir une Europe qui avance, lui)
Il arrive un moment où, à force d’antagonisme, de blocage et d’immobilisme, le fait de se mettre d’accord et d’avancer devient un but politique désirable en soi, dans quelque direction que se fasse cette avancée.
C’est pourquoi le récent accord me satisfait. Je n’ai même pas envie d’aller voir ce qu’il contient. Je sais que c’est mieux qu’avant, tellement la France gauloise a les deux sabots enfoncés dans la glaise.
On s’est sorti les doigts du cul, c’est déjà un progrès.
Quand vous vous plaigniez, comme vous le faites dans ce billet, d’être mal informé par les agnces de presse, je crois que vous avez raison, Koz, d’invoquer votre « méconnaissance des usages journalistiques, méconnaissance du rôle des médias, méconnaissance de celui d’un agence d’informations ».
Le terme de dépêche désigne en effet, encore aujourd’hui, l’ensemble de la production des agences de presse, une production destinée uniquement, à l’origine, aux autres médias ainsi qu’aux administrations et à toutes sortes de « corps intermédiaires » avertis.
Mais les choses ont changé au fil du temps, et le terme de dépêche ne correspond plus à rien de précis et d’identifiable, maintenant que la production des agences s’est beaucoup diversifiée et que le grand public y a désormais accès par internet (enfin par vraiment à tout en réalité !)…
La dépêche était à l’origine une information non pré-digérée, le plus souvent même carrément codée, destinée à un public averti, initié aux codes, et qui n’était pas destinée à être livrée telle quelle au grand public.
On est arrivé à tout autre chose aujourd’hui, sans que les agences n’aient vraiment mesuré l’ampleur du changement que cela induisait et ne s’y soient correctement adaptées, et sans que le public n’ait été non plus formé à assimiler cette façon d’informer…
Auparavant, les agences ne livraient en effet que de l’info brute et codée. Cette production est totalement indigeste pour le grand public, et, pour tout dire, très fastidieuse et pénible à lire pour les professionnels.
Les dépêches « traditionnelles » sont rédigées selon un plan immuable, totalement répétitif et carrément illisible:
– en classant de manière extrêmement strict les informations selon leur ordre décroissant d’importance et de nouveauté (avec un minimum obligatoire d’une info au moins par phrase, un respect absolu de cette règle du classement « en pyramide inversée » par ordre de pertinence décroissant, et sans qu’aucune répétition ne soit autorisée)
– en citant de manière systématique la source de toute information et en la qualifiant, au mépris de touts les usages du bon style et de la lisibilité exigés par tout média qui compte conserver ses lecteurs.
Ainsi, toute personne, toute institution, tout organisme, est cité systématiquement avec l’intégralité de ses titres, fonctions et qualités.
Quand une personne est citée anonymement, elle l’est par des codes qui permettent tout de même de qualifier (et d’évaluer) la source en fonction de sa crédibilité. « De source proche du ministre » signifie le ministre lui-même, mais off. « De source proche de l’enquête » signifie l’un des policiers chargés de l’enquête, mais off. De « source proche des milieux autorisés au ministère X » désigne directement le directeur de cabinet du ministre, mais off. Et ainsi de suite…
Bref un véritable exercice de style, mais sans le style !
La subtilité de ce codage faisait, jadis, les délices des journalistes expérimentés, qui avaient appris à lire entre les lignes, et nourrissaient leurs commentaires de ces informations qui étaient diffusées sans l’avoir jamais vraiment été.
Mais la situation économique de la presse écrite s’est dégradée et le rôle des agences a changé. Nombre de quotidiens régionaux n’ont plus les moyens d’entretenir des rédactions à Paris et d’envoyer des journalistes à l’étranger. La chute considérable de leur moyens de fonctionnement les a amenés à se replier sur une seule agence (généralement l’AFP, sur laquelle ils disposent d’un contrôle étroit, puisqu’à défaut d’en être le principal client – ce sont les administrations qui le sont – les quotidiens régionaux sont statutairement les « patrons » de l’AFP et siègent en majorité à son conseil d’administration).
Les quotidiens régionaux ont ainsi poussé peu à peu l’AFP, à fournir de plus en plus de l’info pré-digérée, du « prêt à publier », ce qui permettait de faire l’économie des journalistes chargés de « digérer » et mettre dans une forme publiable l’info brute fournie par l’agence et reçue dans les journaux.
L’AFP fournit ainsi aujourd’hui, en plus de ses dépêches « traditionnelles » (qui exigent une réécriture avant publication), du « prêt à publier » : des éditoriaux, des analyses, des reportages, des interviews, des portraits, des témoignages, des critiques, des rappels historiques, des chronologies, des « verbatims », etc…
Vous retrouvez ce type de « dépêches » telles quelles dans les journaux, à peine modifiées (le plus souvent elles sont seulement réduites en coupant par la fin). Ces légères « réécritures » expliquent le plus souvent pour l’essentiel les petites variations que l’on constate dans le traitement de l’information d’un quotidien régional à un autre.
Internet a également fournis aux agences un moyen supplémentaire de rentabiliser leur production, en vendant l’usage auprès du grand public de leurs « fils d’info » aux sites de certains journaux ou à des médias qui n’étaient pas issus de la presse (yahoo actualité, par exemple).
Il n’était toutefois pas question de diffuser sur ces nouveaux « fils grand public » toute la matière « prête à publier » qui fait le bonheur des quotidiens régionaux, sauf à se faire soi-même de la concurrence déloyale. Ces dépêches-là ne sont donc pas diffusées en ligne sur internet.
Il n’était pas non plus possible de diffuser telles quelles les dépêches traditionnelles, dans leur forme imbittable pour le commun des mortels. Les « fils grand public » en sont donc également totalement expurgés.
Le flux des dépêches AFP diffusé sur internet est donc finalement très très différent de celui que reçoivent les journaux dans leurs rédactions. Mais il ne faut pas le dire, car l’argument de vente de ces fils (auprès des sites qui les diffusent vers le grand public) est de laisser croire au public qu’il peut avoir accès à l’info « à la source », ce qui est en réalité mensonger.
En réalité, les flux de dépêches d’agence destinés à internet sont des fils spécifiques, tout spécialement re-rédigés et mis en forme pour cet usage (pas de citation extensive du pédigrée du moindre péquin qui s’exprime, pas de « sources proches des milieux autorisés », par de construction hyperformelle par ordre décroissant d’information pertinente: il s’agit en réalité d’articles prêts à consommer et pas de dépêches).
Mais comme ces flux internet sont bien loin de constituer une ressource primordiale pour les agences, on y accorde moins de soin et de moyens que pour les autres… La qualité n’est en effet pas toujours au rendez-vous…
Il me semble que vous faites partie, si je peux me permettre de vous dire ça, Koz, de ces gens qui sont tombés dans le panneaux, et qui croient de toute bonne foi avoir accès, grâce aux fils de dépêches fournies sur internet par les agences de presse, à une information de meilleure qualité qu’avec les autres médias, car moins filtrée, moins pré-digérée. Alors que ce n’est pas le cas.
Vous espériez trouver plus de qualité, là où les conditions économiques de la production et de la diffusion de l’information incitent plutôt à craindre qu’il y en ait moins…
Bref, contrairement à ce que vous semblez croire:
– c’est bien la mission demandée aux agences aujourd’hui de fournir aussi aux journaux des analyses et des éditoriaux « prémachés », que les journaux ne se donnent plus les moyens de produire par eux-mêmes.
– ce que vous lisez des fils AFP dans leur diffusion sur internet n’a rien de « faits bruts », contrairement à ce que le marketing laisse entendre, mais fait, bel et bien, l’objet d’une sélection et d’une réécriture complète des dépêches livrées aux journaux.
– les véritables flux de dépêches d’agences ne restent accessibles qu’aux « professionnels », moyennant des abonnement extrêmement coûteux de plusieurs dizaines de milliers d’euros par an (calculés en fonction de la diffusion du média).
Il y a bien de l’hypocrisie là-derrière, mais il y a aussi beaucoup de naïveté de la part du public, à croire qu’il serait mieux informé s’il avait accès à ces flux de dépêches destinés à des professionnels, qui sont payés et formés pour trier dans cet énorme fatras produit à jet continu.
Qui dispose en effet du temps et de la disponibilité d’esprit pour faire son propre tri parmi un bon millier de dépêches en flux quotidien permanent, 24h sur 24, 7 jours sur 7 ? Lire l’ensemble du flux professionnel de l’AFP demande plusieurs heures de travail par jour à un professionnel chevronné !
Trop d’info tue l’info. C’est à ça que sont censés justement servir les journalistes: trier, évaluer, classer, hiérarchiser. C’est un boulot de professionnel à plein temps. Il y a bien une escroquerie à laisser croire au public que lui donner accès sur internet à un flux expurgé et réécrit de dépêches présentées comme « brutes », lui permettra d’avoir accès à une meilleure information…
Alors que, face à ce flux insensé et permanent d’informations provenant de toutes parts, tout l’enjeu est dans le tri préalable qui permet à chacun d’avoir accès à l’information qui est pertinente pour lui, sans se perdre et perdre son temps…