La trahison de la fraternité

Des mois de débats déjà, des mois de débats à venir. Alors, la fin de vie, encore ? Encore. Car il ne faut pas se lasser de dire sa rage face au basculement insidieux de notre humanité. Il ne faut pas cesser de revendiquer cette fraternité qu’un Président et des militants veulent, eux, trouver dans la mort. Pour nous, pour nos parents, pour nos enfants aussi, et pour les leurs encore, car il faudra laisser le témoignage que nos consciences ont hurlé contre ce que les puissants du moment veulent nous imposer.

Matthias Savignac, président de la MGEN, interrogé par Marianne (numéro du 19 avril) sur le risque d’une dérive gestionnaire de la fin de vie a eu ce mot incroyable : « le taux de suicide des personnes âgées en France démontre que la demande est déjà là ». Il y a plus convaincant pour écarter l’idée d’une approche économique que d’envisager le suicide sous l’angle de la demande – dont il faudrait seulement rapprocher une offre. Devons-nous aussi l’envisager pour les jeunes, dont la suicidalité peut tout aussi bien évoquer une « demande » ? L’idée paraît sordide pour eux. D’où vient qu’elle soit acceptable pour les plus âgés ? Un taux de suicide serait donc maintenant la marque d’une demande à satisfaire, plus celle d’un désespoir à soulager ? Et surtout, s’il faut discerner une demande dans ce taux de suicide, est-ce celle de la mort, à hâter ? N’est-ce pas plutôt l’attente déçue de l’accompagnement, de la considération, de l’insertion, du soin, l’espoir de l’autre qui écoute et qui apporte sa main ?

On apprend qu’à Lyon, une trentenaire sera jugée pour le meurtre de son grand-père, devenu grabataire. Cette petite-fille s’est saisie d’un bidon d’essence, elle en a aspergé le lit et le corps de son grand-père, et y a mis le feu. Le légiste a gardé le silence sur ses dernières souffrances. Son geste a déjà reçu une compréhension remarquable puisqu’elle n’a jamais été incarcérée. Mais on lit dans la presse que ce fait atroce « pose la question de la fin de vie ». Jean-Luc Romero, président d’honneur de l’ADMD y a vu rien moins qu’« un geste d’amour » (qui « ne peut être condamnable » – X, 19 avril 2024). Sans accabler la petite-fille, les mots n’ont plus de sens quand brûler vif son grand-père devient une marque d’affection. Bien plus qu’à la légalisation de l’euthanasie, son acte appelle à la réflexion sur le soutien aux aidants et les risques de leurs défaillances. On lit d’ailleurs que cette jeune femme a accompli ce geste le jour où elle a découvert l’infidélité de son compagnon et qu’« à l’intérieur d’elle, tout s’effondrait ».

Alors non, il n’est pas extravagant de dire que nous affrontons un basculement de société lorsque la fraternité s’égare ainsi dans la bouche de ceux qui ont micros ouverts, lorsqu’elle cesse d’être le secours de la communauté et se pare traîtreusement d’une célébration de la liberté qui n’est que délaissement du plus accablé.


Photo de Sasha Freemind sur Unsplash

10 commentaires

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  • Sidérant en effet. Certains tombent du côté où ils penchent depuis très longtemps.
    Toutes ces prises de parole et ces attitudes subvertissent la notion même d’éthique et de bien commun.
    Il faut s’attendre à ce que notre société soit confrontée à des épreuves sérieuses au fur et à mesure que s’avance ce siècle : les transgressions qui semblaient encore impensables à la précédente génération deviennent des lieux communs.
    Et comment faire un travail de conscience alors que nous piétinons notre âme ?

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  • Une recherche rapide permet de découvrir quelques slogans de la MGEN dont voici un exemple : « Chez MGEN, on prend soin de votre santé. »
    La citation que vous tirez de l’interview de son président est non seulement choquante, mais également scandaleuse. Est-ce ainsi que les dirigeants de cette mutuelle considèrent les personnes en détresse ? Votre très bon titre « la trahison de la fraternité » illustre bien les biais cognitifs pouvant conduire à l’irréparable : l’émotion face à la souffrance peut entraîner à supprimer les personnes plutôt que soulager leurs peines. Tout cela au mépris de la dignité humaine, au final.
    Il y a en outre un cynisme mercantile derrière la prise de position de M. Savignac. Cela nous éclaire sur la dimension économique de la démarche des tenants du « suicide assisté » : pourquoi laisser vivre des gens qui coûtent à la société ?
    Il est urgent que les masques tombent et que nos concitoyens se réveillent.

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  • Votre analyse est lucide et vous avez trouvé les mots justes. Le fait divers de Lyon, que vous relatez, me remplit de frayeur, mais la compréhension du système judiciaire et les commentaires dans la presse sont peut-être encore plus choquants. Que devenons-nous, notre société? Merci d’avoir écrit ce qui précède.

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  • Bonjour,

    merci pour vos billets clairs, justes et courageux sur le projet de loi sur la fin de vie. J’en partage l’essentiel des idées. A titre personnel, j’ai commencé un jeûne (pas total) depuis le 2 mai pour alerter mon entourage (et peut-être au delà ?), protester… Ca a le mérite de mettre « le sujet sur la table », sinon « les pieds dans le plat ». La phrase de Maritain que vous mettiez en exhergue de ce blog, est tout à fait adaptée aux circonstances. Que chacun fasse, ce qu’il doit faire ; rien n’est jamais acquis.

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