Justice de Choc

Au fil des jours, cette angoissante question me taraude : ma nature autoritaire prend-elle le dessus sur ma légendaire bonhommie ? Est-ce la fatigue qui me rend impatient ? En tout cas, c’est vraiment pas le moment de me passer du Wagner. Je ne ferais certes rien à cette pauvre Pologne, mais je pourrais suspendre des crochets de ferronnerie à des caténaires.

En l’occurrence, c’est Richard Malka, l’avocat de Choc dans cette affaire de la photo d’Halimi, qui me cherche. Pas sûr que ce soit délibéré. Mais qui peut vraiment jurer du contraire ?

Après l’interdiction de Choc en première instance, la Cour d’appel de Paris en a autorisé la parution, sous réserves d’occulter la photo litigieuse. Là, Richard Malka a évidemment raison, l’effet est pratiquement le même. Cela étant, puisqu’il s’en va invoquer les grands principes de notre République, ne balayons pas ceux du droit : en droit, c’est différent, et la Cour, moi, je l’approuve. Pourquoi dès lors déployer mon bras superbe et vengeur, si la Justice et moi, nous sommes d’accord ?

Richard Malka développe une argumentation dont il s’est, peut-être, auto-persuadé, et tant mieux pour sa plaidoirie, mais dont il ne me convainc pas. La défense de Choc avance qu’il fallait montrer la barbarie, pour éduquer. Que l’affaire étant jugée à huis-clos, il était salutaire, pour l’édification des foules, d’en exposer la cruauté. Que Choc s’adressant prioritairement à des demeurés aux jeunes, c’était bien auprès d’eux qu’il fallait agir, et montrer l’ignoble[1].

Mais allons-y franchement : Choc peut-il vraiment nous faire croire que la diffusion de cette photographie en Une et sur tous les kiosques à journaux de la capitale était une œuvre de pédagogie ? Le service de la noble cause républicaine ? Un petit pas pour Choc, un grand pas pour l’humanité ? Qu’il s’agissait pour lui de révéler ce qui serait tenu caché ? Allons donc ! Choc aurait-il déjà, par le passé, envisagé une fois seulement de se montrer pédagogue ? Ses images choc en Une, les fesses de Tony Parker et d’Eva Longoria, c’est du journalisme de conviction en mouvement ? Choc se serait créé sur le pire du pire mais, la conscience éclairée par on ne sait quel miracle, aurait soudainement décidé de se faire journal d’opinion ? Est-ce que, parce que Choc nous dit qu’il aurait vu la Vierge, on devrait le croire, derechef et sur parole ? Désolé, mais l’on sait trop comment on fait une Une.

Richard Malka trouve la décision de la Cour d’appel « préoccupante« . Et il pose une bonne question : « est-ce vraiment l’image publiée ou est-ce la réputation du journal concerné ?« . Je vais vous dire : je pense que c’est au moins autant la réputation du journal que la nature de l’image qui explique la décision. Et ça ne me choque pas.

La défense choisie par Richard Malka passe par l’invocation des grands principes, par l’illustration de la grande presse, l’appel à l’Histoire, Abu Ghraib et Aldo Moro. Mais chaque avocat sait que, trop souvent, les grands principes, c’est ce que l’on plaide quand il ne reste rien. Il nous le dit : la décision est « préoccupante parce que les principes en cause transcendent de très loin le seul cas du magazine Choc et de la famille Halimi« . Mais rappelons cet euphorisme de Grégoire Lacroix, poète et écrivain français né en 1933, pas mort, mais que l’on peut tout de même citer : « élever très haut le débat est une façon élégante de le perdre de vue« .

Mais pourquoi donc faudrait-il transcender le cas du magazine Choc et de la famille Halimi ? Restons-y un moment, car non, la Justice n’est pas nécessairement aveugle. Elle ne juge pas que des principes, elle juge des faits, elle juge de l’humain. Elle est un des derniers remparts de la faculté de jugement, que l’on assaille d’ailleurs déjà pour la mettre au pas du temps présent.

Lisez Richard Malka, qui trouve préoccupante qu’une telle décision puisse être prise « par un juge unique« . Plus étonnant, lisez Elisabeth Lévy. Eh oui, tu quoque mi Lévy ! Richard, son ami, l’a convaincue sur un point : « qu’une décision aussi lourde et pratiquement irréversible soit prise en moins de 20 heures par un homme seul parait pour le moins léger« . Eh bien non Babeth, retiens-toi ! Reviens à la raison, reviens-moi. C’est aussi, ça, la Justice, c’est aussi pour ça qu’on lui fout un grand J. Et ce coup de l' »homme seul« , que l’on nous a déjà fait pour Coupat – alors qu’un même homme seul avait décidé seul, sans que ça ne dérange personne, de libérer Lévy, pas Elisabeth, Yldune – c’est le prémisse de l’assaut de la Nouvelle Star contre la beauté du monde. Et de la Justice. Ainsi le juge serait illégitime parce qu’il est seul ? Illégitime parce qu’il n’est pas élu. Illégitime parce que son opinion n’est que son opinion. Mettons-en trois alors. Mais pourquoi trois ? En Cour d’Assises, les jurés sont douze. Pourquoi ne mettrions-nous pas douze juges ? Et encore, moi je dis : votons ! Un rouge et le magazine Choc est interdit, un bleu et il nous rejoint au Pavillon Baltard. Une vraie justice démocratique, c’est une justice du peuple, pour le peuple, et par le peuple. Sus à la représentation, « au nom de la République Française« , vive la Justice par sondage. Ca au moins c’est moderne.

Richard Malka évoque Libération, brandit Le Nouvel Observateur et L’Express et Tribune Juive. Aurait-on jugé de la même manière si c’était ces publications qui avaient sorti la photo d’Ilan Halimi en Une ? Mais non, Richard Malka, non, on n’aurait pas jugé de la même manière. Parce que, comme vous le pressentez très bien, la contribution à l’information est très plausible dans leur cas, mais fait doucement rigoler dans le cas de Choc et que voilà, il ne faut pas prendre les enfants du Bon Dieu pour des canards sauvages, et inversement.

Tous ces principes, ces raisonnements, sont parfaitement fondés dès lors que l’on envisage chacune de ces publications. Avec Choc, c’est de la confiture donnée aux cochons. Et non, il ne sert à rien de dresser le tableau apocalyptique d’une Justice qui se mêlerait désormais de dire, pour reprendre le mot d’Elisabeth Lévy, quel journal est casher ou ne l’est pas, terrifiant ainsi le rédacteur en chef qui n’oserait plus publier une photo en Une. Il ne sert à rien de dépeindre ce monde qui vient, où le Juge pourra tuer un journal. Parce qu’une hirondelle ne fait pas le printemps. Parce que cette décision initiale d’interdiction est rarissime, comme vous l’avez bien relevé, et que le fait qu’une seule soit ainsi intervenue ne fait pas une évolution jurisprudentielle. Et puis, parce que c’est aussi ça, la beauté pour tout homme, et notamment pour un rédac’chef : la responsabilité.

Il y a en fait, dans cette affaire, une bonne vieille séquence. Liberté et vérité, Parti Anti Sémite, et tiens, je verserais bien au dossier, aussi, les caricatures de Mahomet : on est là-dedans, certes en version soft[2]. Faut-il vraiment transcender – lire : oublier – les faits pour appliquer les principes ? Peut-on les choper par le colbac, dans toute leur pureté, et les plaquer dans la fange ? La démocratie l’exige-t-elle ? Ce n’est pas impossible. Mais s’il fallait conclure qu’elle l’exige, devons-nous être dupes de cette hypocrisie manifeste ?

  1. François, tais-toi, tu vas pas nous le ressortir à chaque fois []
  2. si c’est obscur, j’essaierai d’expliquer pourquoi []

14 commentaires

  • Bonjour,

    Un point me parait occulté ici. Si je ne m’abuse, il me semble que de plus l’origine de l’image est frauduleuse, dans le sens où elle a été obtenue sans autorisation à partir du dossier d’instruction.

    Si tel est le cas, cela ne peut-il pas aussi être une raison d’un traitement différent de, pour reprendre un de tes exemples, celui des caricatures de Mahomet, qui ont été obtenues de manière légale, avec autorisation des ayant droits ?

    En revanche, cela rapproche cette photo des fesses de Tony et Eva, et de toutes donnant lieu régulièrement à condamnation en justice après publication.

    Luc

  • Luc a écrit:

    Si je ne m’abuse, il me semble que de plus l’origine de l’image est frauduleuse, dans le sens où elle a été obtenue sans autorisation à partir du dossier d’instruction.

    Oui, c’est exact. Mais ce n’est pas ce qui a motivé la décision. Cf ce qu’en disait l’AFP :

    Pour les magistrats, ce cliché qui montre Ilan Halimi, le visage
    enrubanné d’adhésif, un pistolet sur la tempe et les poignets
    entravés, « est indécent et porte atteinte à la dignité humaine ». Selon eux, « une telle utilisation, qui dénote une volonté de recherche de sensationnel, n’est nullement justifiée par les nécessités de l’information ». Toutefois « il n’apparaît pas nécessaire d’interdire en totalité le numéro du mois de juin ».

  • Et puis, parce que c’est aussi ça, la beauté pour tout homme, et notamment pour un rédac’chef : la responsabilité.

    J’aime bien la responsabilité, même si c’est une notion qui n’a pas la côte parce que ça implique de faire des choix et de les assumer. Et surtout ça oblige chacun à faire des choix en conscience, pour lui-même, quoi que fasse ou dise le voisin.

    Et j’aime bien une Justice qui prend en compte la particularité de chaque cas, chaque personne, chaque circonstance.

    Sinon, on peut aussi tous devenir des numéros. Moi je prends le 5 870 238 322.

  • Il est très bien ce billet.

    Voir de la « trash press » se planquer derrière le droit à l’information est assez gerbant. Ce sont toujours ceux qui informent le moins qui abusent le plus (la presse people étant un bon exemple).

    J’aime bien ton couplet sur la responsabilité. C’est aussi pour ça que je n’ai pas de problème avec le fait que le juge décide seul. La codécision est la mère de l’irresponsabilité. Un responsable dont les décisions sont susceptibles d’appel et de sanctions, c’est beaucoup plus sain qu’un collège de codécideurs.

    Enfin, je me réjouis de te voir rejetter l’argument de la pente glissante que tu avais embrassé un peu trop avidement à mon goût la dernière fois où nous étions en désaccord (pardon pour la flèche du Parthe, pas pu m’empêcher)

  • Je comprends, je comprends. Mais j’imagine que, la dernière fois, j’avais également raison, mais que les données étaient différentes. 😉

  • Bonjour Koz,

    je comprend tout à fait ta réaction, d’autant que les sentiments de la famille de la victime doivent aussi être pris en compte. Ils ont sans doute déjà assez souffert, dans un contexte où l’accusé au procès a en plus un comportement choquant.

    D’une façon plus générale, je n’arrive pas à me faire une opinion pour savoir s’il faut montrer la violence ou pas. Il peut-être bon de rappeler que la guerre, la vitesse au volant ou la délinquance, ce sont derrière les slogans souvent à côté de la plaque des corps « saignants », des mutilés à vie, des veuves qui ont leur vie gâchée. Je serai donc plutôt en faveur de publications des photos choquantes de la guerre du Vietnam ou de la guerre du golfe.

    Dans un sens, un joyeux film de gangster où l’on se flingue à tout bout de champ sans voir une goutte de sang est peut-être plus dangereux qu’une « boucherie animée », car il donne une image sympathique et anodine de la violence, et peut faire croire aux jeunes qu’un pistolet est aussi anodin qu’une console de jeu.

  • Uchimizu a écrit:

    Je serai donc plutôt en faveur de publications des photos choquantes de la guerre du Vietnam ou de la guerre du golfe.

    Peut-être, quoiqu’il soit probablement possible de montrer la violence de la guerre sans montrer un soldat aux jambes arrachées (par exemple). Voir par exemple, la photo de cette petite vietnamienne nue courant sur la route après un bombardement au napalm.

    Mais nous ne sommes pas dans ce cadre, et précisément pas dans le cadre de l’information, beau principe confisqué par Choc pour couvrir la quête du sensationnalisme et du pognon.

  • Uchimizu : « d’autant que les sentiments de la famille de la victime doivent aussi être pris en compte. « 

    C’est discutable.

    « Il résulte de l’arrêt concernant la publication des souvenirs du médecin personnel d’un ancien président de la République, décédé (1) , que si les héritiers de ce dernier ne peuvent agir en réparation du préjudice causé par l’atteinte à la vie privée du défunt, dès lors que le droit d’agir pour le respect de la vie privée s’éteint au décès de la personne concernée, seule titulaire de ce droit, ils peuvent en revanche demander réparation du préjudice que les mêmes faits ont causé à leur propre vie privée »

    http://www.courdecassation.fr/publications_cour_26/rapport_annuel_36/rapport_2004_173/troisieme_partie_jurisprudence_cour_180/droit_personnes_famille_182/atteintes_intimite_vie_privee_6408.html

    Cette juriprudence de la cour de cassation me parait plutôt bonne, car elle interdit aux familles de s’approprier l’image du défunt. La cour de cassation campe ferme sur l’idée que le droit à l’image est une liberté strictement individuelle, et non un droit clanique accordé à une famille de façon globale.

    La vie privée ne fait pas partie des « biens » légués aux héritiers par le défunt. C’est une chose qui appartient en propre à la personne et que personne d’autre ne peut s’approprier, même avec les meilleures intentions du monde.

    Et l’image de Jésus crucifiée ? Choquante ? Vite, faisons oter tous ces crucifix, tous ces chemins de croix des églises, pour atteinte à la dignité de la personne humaine et de la triple-personne divine !

  • Excellent post KOZ

    J’avais lu la « tribune » de cet avocat sur causeur.fr et j’avoue que ses arguments convaincants m’avaient rendu un peu perplexe…
    Les questions qu’il posait étaient parfois justes, en tout cas, pas dénué de fondement.

    Vous avez raison de recentrer le débat sur cette question fondamentale de la responsabilité de la presse, et j’ajouterai aussi du respect de la mémoire et du sacré, dont la mort fait partie.

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