Eteindre la lumière

Nous allons faire d’un crime un soin. Les mots doivent être pesés. Qu’on le déplore ou que l’on s’en réjouisse, nous allons faire ce qui est un crime aujourd’hui la marque de la plus haute sollicitude. Vingt-cinq siècles après qu’Hippocrate a posé que la médecine ne saurait provoquer délibérément la mort et après vingt-cinq siècles de sage respect de cet interdit par nos prédécesseurs, il nous revient la triste responsabilité d’être les contemporains de ce basculement. L’humanité a pourtant compté depuis autant de destins et d’agonies que nous ne savions pas soulager comme nous savons le faire aujourd’hui. Ces deux années de débat, avant le très probable vote en première lecture de la loi légalisant l’euthanasie, se seront rarement élevées au-dessus de l’évocation des situations et des angoisses individuelles pour appréhender le projet de société qu’un tel choix dessine.

Avons-nous seulement mesuré ce que signifie le fait d’énoncer collectivement que la meilleure façon d’aimer l’autre, ce puisse être de le tuer ? Avons-nous conscience de ce que signifie pour telle personne en fauteuil le fait que notre société approuve et facilite le suicide de celui qui, devenu soudain paraplégique, partage sa condition ? Comme s’il valait mieux, vraiment, mourir que vivre comme elle ? Réalisons-nous ce que cela signifie, pour une personne arrivée dans le grand âge, que nous consentions collectivement à l’idée de donner la mort à son semblable qui se sent devenu un poids pour les siens et pour nous, plutôt que d’affirmer ensemble que nous ne l’abandonnerons pas ? Un homme, arrivé en soins palliatifs, a lancé, bravache, au médecin : « on est d’accord, docteur : vous faites ce qu’il faut pour que ça ne dure pas trop longtemps ! ». Pour avoir échangé longuement avec lui, je reste convaincu qu’il a présenté au médecin ce jour-là le visage tragiquement convenu du vieil homme responsable tel que la société l’exige désormais : celui qui lâche la rampe volontairement, dans la dignité. Et alors que le gouvernement a encore renié toutes ses promesses de discussion d’une loi Grand Âge, alors que les assurances données de développement des soins palliatifs se fracassent contre un réel fait de fermetures de lits et de services, nous verrons demain des personnes demander la mort pour n’avoir pas été aidées à vivre. Comme cette grand-mère québécoise qui « ne voulait jamais déranger personne ». Comme Joke Marriman et Shannah Wouters, quadragénaires belges en fauteuil, résignées à mourir faute de recevoir le soutien nécessaire. Et, en France comme ailleurs, des soignants sûrs de leur bienveillance proposeront l’euthanasie à des personnes contraintes de refuser ce qu’on n’aurait jamais dû leur soumettre. Cela se passera le plus souvent en silence : les morts ne se plaignent pas, les familles sont en deuil. Mais chaque fois, avec chacun de ces morts, nous enterrerons une autre part de notre humanité.


Photo de Yogesh Pedamkar sur Unsplash

Chronique du 6 juin 2024

3 commentaires

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  • Après avoir lu de très nombreux commentaires des pro-euthanasie sur le site du Monde, y compris des jusqu’auboutiste ( l’euthanasie est un droit sans cause médicale ni d’age, par simple courrier, etc…), mon impression est qu’une grande partie des fervents défenseurs réagissent d’abord par peur et angoisse : je ne veux pas devenir faible comme ce proche.
    Et je comprends cette émotion, moi aussi cela me terrifie bien plus que la mort, et moi aussi, bien portant avec une espérance de vie de plusieurs décénies, je me dis que j’aimerais avoir ce droit quand j’approcherai de la fin.

    Et c’est difficile, face à cette angoisse, de réfléchir froidement, de peser les équilibres entre les droits et les risques, entre les libertés et les conséquences. Sachant que le suicide est déjà possible, et que le corps humain est si fragile, que cherche vraiment les partisans de l’euthanasie ? Ne pas à avoir a prendre la décision ? Ne plus avoir à supporter la vue de la dégénerescence ? Si les soins palliatifs ne sont pas vue comme une solution, mais un repoussoir, c’est peut etre que la souffrance n’est pas la raison profonde de leur soutien à l’euthanasie.

    Je n’ai pas les réponses, mais peut-être,n’avons nous pas assez pris en compte les angoisses des pro, pour mieux pouvoir y répondre, et éviter ce changement. C’est courant dans les débats politiques de voir les oppositions échanger des arguments sans comprendre l’autre,mais peut etre ce débat méritait mieux.

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  • Merci pour cet article. C’est exactement ce que je pense !
    Pour le « comment a-t-on pu en arriver là », je vois trois séries d’explications :
    1) le relativisme et le subjectivisme qui balaient en un jour vingt-cinq siècles de reconnaissance du caractère sacré de la vie et le serment d’Hypocrate…
    2) cet effondrement moral de notre siècle où la vieillesse, la maladie, le handicap et la mort font peur, où la fraternité et l’altruisme sont en crise et où certains voudraient abdiquer avec bonne conscience de leurs responsabilités vis-à-vis de leurs anciens…
    3) cette entente tacite de tous ceux à qui profiteront ces crimes (qui rend difficilement audibles les légitimes réactions des professions de santé) : les héritiers, les mutuelles, l’assurance retraite et l’Etat (qui gagne sur tous les tableaux en organisant un enterrement de 1ere classe pour les soins palliatifs).
    Espérons que le contretemps législatif permettra un sursaut de conscience et d’humanité !

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