La nuit, comme le jour.

C’était un objet littéraire étrange que ce livre de mon ami François Huguenin, qui paraît aujourd’hui. A tout le moins pour moi, qui suis peu littéraire. Le récit d’un compagnonnage littéraire, humain, spirituel, entre un lecteur et un auteur, au travers de son œuvre et de sa résonance intime chez son lecteur. Avant de lire François, j’ai précautionneusement lu Moïra, de Julien Green, moi qui n’ai rien lu de lui. Autant avouer d’emblée ma superficialité : les exaltations et introspections du jeune héros, Joseph Day, ses excès puritains, m’ont assez singulièrement lassé, à tout le moins jusqu’aux derniers temps du livre, et jusqu’à ce que la lecture du livre de François m’en éclaire la raison d’être.

Car dans La nuit comme le jour est lumière, nous suivons la vie et l’œuvre imbriquées de Julien Green. Son enfance mal aimée, sa frénésie sexuelle, sa quête spirituelle entravée parfois par le dégoût de lui-même. Julien Green, né en 1900, était homosexuel, et a connu des périodes de pratique non seulement intense mais parfois sordide. Comme l’écrit François Huguenin, Julien Green restait prisonnier d’une vision assez manichéenne. Mais en sommes-nous vraiment libérés nous-mêmes aujourd’hui ? Comment vivre ainsi, convaincu d’être pécheur et parfois ardemment tendu vers le Ciel ? Comment accepter d’être en même temps, selon une expression du livre, « tout sexe » et tout à Dieu ? Faut-il mépriser le premier, tenir à distance le second ? Comment expliquer que les moments de plus grands élans vers Dieu puissent coïncider avec les temps de plus grande pulsion ? Plus que l’expliquer encore, comment le vivre ? Quel équilibre trouver entre l’intransigeance puritaine et l’indulgence coupable ?

François écrit :

En 1945, il pointe une incohérence : puisque le péché est considéré comme la volonté de l’âme qui consent à ce que fait le corps, comment l’âme peut-elle consentir au plaisir des sens qu’elle ne goûte pas ? Comment l’esprit peut-il consentir à ce qu’il déteste ? Envie de rayer le péché de chair de la liste des péchés mortels mais inquiétude de voir les gens s’éloigner de l’Eglise pour cela, avec toujours cette terreur face au péché : Green ne cesse de balancer.

p. 126

François Huguenin est aussi hétéro que Green est homo. Mais la vie de Green et son œuvre sont entrées en profonde résonance avec sa vie, les lourds traumatismes vécus dans son enfance, responsables d’un rapport longtemps difficile au corps. La nuit comme le jour est lumière vient souligner aussi l’accomplissement d’une relation littéraire : quand au-delà du texte, une amitié, une véritable fraternité se crée, le sentiment de pouvoir soi-même parler à l’auteur disparu.

La troisième partie, Tout est grâce, vient transcender le livre, pour transformer l’œuvre littéraire en œuvre spirituelle. Et là, sans compter nos différences, on perçoit notre profonde humanité commune avec Green. On sait comme, de fait, la grâce vient en tout temps de notre vie, n’est pas réservée à des moments d’extase mystique et absente des moments de tension sexuelle. La lumière est là dans nos jours comme dans nos nuits. François Huguenin rapporte qu’une phrase de la première lettre de saint Jean, citée dans Moïra, a mis Green à la lutte, peut-être au nom du refus de ce qui lui aurait paru être un laxisme, une indulgence coupable, un relativisme peut-être.

Si ton cœur te condamne, Dieu est plus grand que ton cœur.

Et François de reprendre : le vrai nom de Dieu est bien l’amour, en toute circonstance. Nuit ou lumière, ce que les faux dévots ne parviennent pas à accepter, tant ils attendent de Dieu la loi, le jugement et la sanction de ceux qui enfreignent les règles.

Ce sont les pharisiens qui ont fait condamner Jésus en se cachant derrière le pouvoir impérial. Or le Christ est venu sur terre pour leur dire que, dans leur prétention à se prendre pour la source de la Vérité et du Salut, ils sont coupables du péché contre l’esprit, du péché de Lucifer, du seul péché impardonnable, celui de n’avoir pas besoin de Dieu, de l’assouvir à sa propre libido de domination des âme, de ne pas vouloir de son amour. Et Jésus leur a dit que toutes les prostituées et tous les publicains, même les financiers les plus abjects, les précédaient dans le royaume de Dieu.

p. 129

Pour Green, l’apaisement vient à partir du milieu des années 1950, et l’on doit lire ces phrases pour nous-mêmes :

Si la faute sépare de Dieu, son pardon est immense écrit-il en 1956. Il cite ce mot du Christ apparaissant à la mystique Mère Yvonne-Aimée de Jésus qui fut fille spirituelle du père Crété (…) : « Je ne fais pas de différence entre un cœur innocent et un cœur coupable. C’est celui qui m’aime le plus qui m’est le plus cher » (…) En 1971, [Green] a ses mots qui sont ceux que j’aime utiliser pour rendre compte de ma foi à mes amis incroyants : « Le dernier mot, le tout dernier mot de la religion, est l’amour, et il n’y en a pas d’autre, il englobe la foi et l’espérance, il est la seule réponse qu’on puisse faire au siècle incroyant ».

p. 132

Le livre de François est celui d’une conversion, de deux baptisés, à la foi qu’ils ont reçue. C’est le livre d’une Réconciliation. Et les deux auteurs nous y convient.

2 commentaires

  • Green, que j’ai connu (littérairement) en 1980, a vécu si longtemps que j’en suis venu à me demander quelle était exactement sa position religieuse au moment de sa mort. Nous le saurons le jour où les derniers volumes de son journal intégral seront publiés, c’est-à-dire après 2048 (50 ans après son décès), à moins que des tiers apportent leur témoignage auparavant. Je sais bien qu’il a eu un enterrement catholique, mais pas en France et je ne suis pas tout à fait convaincu que c’était dû à son désir d’être inhumé près de son fils adoptif… Après sa conversion au catholicisme puis son éloignement de la foi avant la guerre, il avait exploré les spiritualités orientales dont l’hindouisme. Il est revenu à l’Église en 1939 et nonobstant ses atermoiements existentiels ultérieurs, il était plus près d’une mouvance traditionaliste avant la lettre que des tendances modernistes dont il connut maints représentants dès les années 50 ; et après le concile Vatican II qui lui avait plutôt inspiré de la perplexité, il a écrit au moins une fois sa sympathie pour Mgr Lefebvre dans les années 70. Néanmoins, avec le temps qui passait, et malgré son livre sur François d’Assise, je sentais quelque chose comme un détachement ou un éloignement progressif dont je suis incapable de définir la nature. Il me faisait penser un peu à un personnage secondaire de son roman Chaque homme dans sa nuit, pieux jeune homme qui devient un mondain ou pire et explique être resté attaché à la beauté des symboles. Je ne voudrais pas être injuste et je reconnais qu’on peut aller chercher ce qu’on veut trouver chez Julien Green, tellement son oeuvre est immense. Après tout, il n’a pas terminé sa vie en reniant son passé. Il a même voulu que celui-ci subsistât dans son intégralité grâce à son journal. Déjà les deuxième et troisième livres corrigent l’image « scandaleuse » et, pour les malveillants, révoltante que projetait le premier paru. Je suis porté à croire que les tout derniers, qui viendront dans plusieurs années, corrigeront encore de façon très marquée ce qui fut l’image de marque du grand écrivain catholique pendant la majeure partie de son existence publique.

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