Comment avons-nous pu oublier Marie-Madeleine Fourcade ?

« Quels étaient les hommes et les femmes qui, au prix de leur existence, résistaient ainsi à la domination nazie ? C’étaient les membres d’un réseau de renseignement militaire, qui a combattu sans interruption en France, de 1940 à 1945.

Bientôt, on ne saura plus ce qu’ils ont fait, ni pourquoi ils l’ont fait, ni même s’il était nécessaire de le faire, voire on les plaindra d’être morts pour rien.

Je voudrais qu’on ne les oubliât pas et qu’on comprît surtout quelle était la divine flamme qui les animait. »

Marie-Madeleine Fourcade, L’Arche de Noé, Réseau « Alliance », 1940-1945.

Marie-Madeleine Fourcade. Je répète et me redis son nom depuis quelques jours, incrédule : comment ai-je pu l’ignorer jusqu’aujourd’hui ? Comment avons-nous pu l’oublier ? Mes amis ne la connaissent pas davantage. Sur plus de cinquante personnes, non des moins informées, huit seulement connaissent son nom.

Nous devrions pourtant tous le connaître, il devrait être synonyme de courage, de service, et de patriotisme. Les femmes devraient le porter haut. Il devrait résonner dans l’Histoire et l’on devrait trouver des collèges, des rues, des places, des avenues à son nom, quand tant d’autres noms s’y affichent sans mérite ou au mépris de leurs exactions. Et pourtant rien, ou si peu : une rue à Lyon, une place à Paris, un lycée à Gardanne. Rien qui approche, même de loin, la mesure de cette femme exceptionnelle. Ce n’est pas une place à son nom qu’elle mérite, c’est une place au Panthéon. Aux grandes femmes, la Patrie reconnaissante. Et pourtant pas une fois son nom n’a été proposé lorsque l’on a cherché des femmes pour y reposer.

Comment avons-nous pu l’oublier ? Cette femme était une combattante, du premier rang. Une combattante qui n’a pas voulu faire de politique, et peut-être est-ce l’explication. Ceux qui préparaient « l’après » lui répugnaient. Elle n’a pas eu pour elle l’appareil d’un parti, habile à tisser légendes et fantasmes. Car, à l’inverse, des rues, des places et des lycées Maurice Thorez, du nom du déserteur du pacte germano-soviétique, on en compte ! Mais on le devine, elle était certainement de ces hommes et femmes que l’on connaît, qui parlent peu, parce que pour eux, le devoir comme le bien ne font pas de bruit. Ils ont fait ce qui s’imposait, ils ont servi et ils portent avec eux les noms et les visages de ceux qui sont morts, odieusement parfois. Alors certains refusent de recevoir la gloire seulement parce qu’ils ont survécu. Il y aura toujours ceux qui font, ceux qui parlent…

Marie-Madeleine Fourcade, pseudo Hérisson, n’a pas été de ces résistants de la dernière heure, vite revêtus d’un brassard. Elle a été résistante à l’âge de 30 ans, dès 1940 puis, en 1941, chef de l’un des plus grands réseaux de résistance, Alliance, qui compta pas moins de 3.000 agents – dont mon grand-père maternel, pseudo Lycène. Femme, elle a commandé à des hommes. Et pas n’importe quels hommes : des militaires, et des militaires du début du siècle, avant que les femmes ne votent. Seule femme à avoir dirigé un réseau de résistance en France, elle s’est imposée et a couru les plus grands risques. Arrêtée deux fois, par la police de Vichy puis par la Gestapo, elle s’en est sortie deux fois, forçant de sa tête le « barreau de la liberté », aplatissant ses tempes, la seconde fois.

Directement reliés à l’Intelligence Service, à Londres, les agents de l’Alliance ont donné les plans des bases sous-marines, les déplacements des troupes, ou encore l’emplacement des rampes de lancement des V1. Ils émettaient de toute la France, rassemblaient des renseignements de toutes parts. Ils ont organisé des évacuations – dont celle du général Giraud – des parachutages. Le réseau a connu la rage et l’ignominie nazies, les souricières, les trahisons françaises, les exécutions, les corps balancés dans des trous d’eau, les tortures, les femmes aux seins brûlés de cigarettes, et celle-ci à laquelle on présenta un homme auxquels on venait de crever les yeux, le sang lui coulait encore le long du visage, et qui ne dit rien. Le colonel Kauffman auquel on brisa les membres dans une pièce inondée de sang.

Marie-Madeleine Fourcade fut évacuée quelques mois à Londres, sa capture obsédant les nazis. Dans ce court laps de temps, les deux hommes qui ont pris le commandement sur place ont tous les deux été arrêtés. Paul Bernard d’abord. Puis Léon Faye. On ne peut d’ailleurs évoquer Marie-Madeleine Fourcade sans prononcer le nom du commandant Léon Faye, Aigle, autre être exceptionnel. Éperdument patriote, il ne voulait pas désespérer de son pays, de son armée, et même de Vichy. Il voulait en appeler à la Patrie, et à l’honneur. Opérant sous son propre nom, il a tenté de soulever les armées d’Afrique du Nord. Arrêté, évadé, il reprit du service, parcourant comme Marie-Madeleine Fourcade la France entière par les trains. Arrêté encore, torturé dans les sinistres locaux du 84, avenue Foch, il tente une évasion. Repris, blessé, il est jeté au fond de la forteresse de Bruschal, enchaîné, menotté. Jugé par un tribunal militaire nazi, l’officier en appelle encore au Droit et au sens moral. Abattu, Aigle est jeté dans la fosse.

Marie-Madeleine Fourcade, contre toutes les exhortations anglaises à la prudence, exigea d’être de nouveau envoyée en France. C’est à cette occasion qu’elle fut arrêtée par la Gestapo. Après son évasion, elle poursuivit à pied, rejoignit les maquis, puis Paris. De là, plutôt que de profiter de la Libération, avec d’autres agents, elle s’élança à la suite de l’armée allemande, en doubla les colonnes en se faisant passer pour des collabos en fuite, et continua à renseigner les troupes américaines pour faciliter leur avancée.

Fourcade, Faye, Coustenoble. On ne devrait prononcer ces noms, et ceux du colonel Bernis, d’Henry Schaerrer, de Philippe Keenigswerther, de Georges Lamarque, de Jean Boutron, de Jeanine Rousseau, de Maritou Brouillet et de tant d’autres qu’avec l’infinie prudence que l’on accorde aux noms qui nous dépassent et que l’on profanerait presque à les dire en notre temps. Nous n’imaginons pas véritablement ce qu’ils ont fait pour nous, ou nous le faisons sous une vague réalité qui s’enfuit déjà, la Résistance. Nous les oublions même, eux, « et la divine flamme qui les animait ». Eux qui nous permettent d’être là, nous, en paix, en famille, sur les plages ou les sommets ces jours-ci, insouciants, frivoles, inconscients, insignifiants parfois, ou simplement heureux – grâce à eux.

Je vous demande de servir notre malheureux pays pour y faire revenir la paix, le bonheur, les chansons, les fleurs et les auberges fleuries. Fermez les prisons. Chassez les bourreaux… Comme beaucoup d’autres pays, la France aura à soigner, à panser et à guérir des plaies cruelles et de nombreuses ruines à relever. Mais seule dans son cas elle a son unité morale brisée. Tiraillée de tous côtés, elle est une digue qui crève sous le poids des eaux. C’est le plus grave et le plus urgent. Tout doit être fait pour sortir de cette impasse. Plus tard les historiens jugeront. Pour l’instant, il s’agit d’union et non de représailles, de travail et non de désordre. Agissez dans ce sens, mes chers amis, c’est mon dernier vœu…

Testament de Léon Faye, le 14 juillet 1944.

Il faut relever le nom de Marie-Madeleine Fourcade de l’oubli et, avec elle, celui de ses compagnons. Le donner à des places, des collèges – je sais que des élus me lisent, ils peuvent y penser : c’est un exemple rare à donner – l’insuffler dans notre Histoire. Chacun peut lire son ouvrage, « l’Arche de Noé »[1], et porter soi-même la mémoire de cette femme. A travers elle, ce sera la mémoire de ceux qui ont donné leur vie et l’ont perdue parfois.

Et puis chacun peut lire, pour lui-même, l’« Appel des morts » du Réseau Alliance, pour que se fassent encore entendre les noms de ceux qui sont morts pour nous, pour la France.

Appel des morts du réseau Alliance, dressé par Marie-Madeleine Fourcade (cliquer pour agrandir)

Vous pouvez aussi vous rendre sur la page de l’association L’Alliance pour découvrir davantage l’histoire de ce réseau.

  1. du nom donné à l’Alliance par les nazis, puisque leurs pseudos étaient des noms d’animaux []

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25 commentaires

  • Magnifique texte, merci ! Je ne connaissais pour ma part que les noms de Marie-Madeleine Fourcade et du réseau Alliance, sans en connaître le détail. Et votre hommage me donne envie d’en savoir plus. Belle réussite, donc.
    Les ennemis, les pires, ne savent pas toujours ce qu’ils font, comme en nommant « arche » un réseau nommé « alliance ». Curieux jeu de mots, sans doute involontaire, qui rappelle un propos de Barbey d’Aurevilly : « les plus beaux noms portés parmi les hommes sont les noms donnés par les ennemis. »

    • Oui, c’est une coïncidence pleine de sens. Bien sûr, l’Europe entière avait certaines références culturelles chrétiennes mais ces noms résonnent étonnamment. Je ne sais pas si le choix du nom d' »Alliance » (choix d’ailleurs longtemps retardé : Marie-Madeleine Fourcade explique qu’elle jugeait préférable, pour brouiller les pistes, de ne pas avoir de dénomination) comportait une part de référence biblique, mais ce ne serait guère étonnant : à l’époque, on avait la culture pour ne pas la négliger.

      Et comme me le dit le président de l’association L’Alliance, que j’ai interrogé pour avoir des informations sur mon grand-père, « une majorité de membres du réseau Alliance (et Druides) étaient de fervents chrétiens et ils l’ont clamé dans leurs derniers écrits ou déclarations avant de mourir. »

  • Découverte pour ma part, je suis émue et honteuse, j’ai soif d’en connaître davantage et de faire connaître. Merci !

    • J’ai eu le même sentiment. D’où le petit sondage que j’ai fait auprès de mes amis FB, pour savoir si j’étais le seul ignorant. La proportion ne varie pas beaucoup, au gré des réponses : 85% ignoraient son existence. Et j’ai tendance à penser que ces amis-là sont pourtant loin d’être mal informés. Je tablerais sur 95 à 99% de la population française qui l’ignorent.

      Comme vous, depuis que j’ai appris son existence et celle du réseau Alliance, je cherche à en apprendre davantage, ne serait-ce que par gratitude et pour que ce souvenir ne s’éteigne pas.

    • Totale découverte pour moi aussi.
      Même si je commente rarement, je vous lis toujours avec beaucoup d’intérêt et souvent avec bonheur, quelquefois avec émotion. C’est le cas aujourd’hui. Merci.

  • Ce nom m’était inconnu, comme à beaucoup. Voilà un tort réparé, merci. Au passage je me rends compte que je ne connaissais que quelques-uns des grands noms de la Résistance. Les hommages de ces dernières années se sont logiquement concentrés sur la première guerre mondiale. Peut-être faudra-t-il attendre le centenaire de la deuxième pour voir un regain d’intérêt auprès du public.

  • Je connaissais, …ainsi que grande partie de l’histoire de France.
    Forcé par mes parents, je cite : « d’apprendre l’histoire d’un pays qui nous héberge pour le remercier et lui faire honneur ».

  • Merci pour ce rappel passionnant.
    Mais peut-on parler de Marie-Madeleine Fourcade et oublier Georges Loustaunau-Lacau qui fut son mentor ?
    C’est dommage de ne pas, au moins, le citer.

    • Ce n’est pas une occultation délibérée de ma part mais, à vrai dire, moi qui ne suis pas foncièrement un militant féministe, je trouve que rendre hommage indépendamment à une femme sans chercher nécessairement l’homme n’est pas malvenu. Il a certes fondé le réseau mais, très vite, c’est elle qui en assuré la direction. Les risques, elle les a courus seule, sans mentor ou supervision masculine. C’est bien elle qui est chef du réseau de 1941 à 1945, hormis l’interruption de son exfiltration à Londres. Et, à la lecture du livre, je n’ai pas été autrement édifié par le rôle de Loustaunau-Lacau qui semble avoir fait courir à Marie-Madeleine Fourcade et d’autres membres du réseau des risques inutiles au moment de sa deuxième arrestation.

      • On ne peut nier qu’il n’était sans doute pas fait pour la clandestinité.
        Mais on ne peut nier non plus son courage et le côté inclassable du personnage, ce qui le rend, à mes yeux, passionnant et intriguant.
        D’autre part, Marie-Madeleine Fourcade fut sa collaboratrice dès avant-guerre.

      • Oui, certes. Mais cela n’en fait pas pour moi un personnage incontournable de la résistance menée par Marie-Madeleine Fourcade, qui a dirigé seule le réseau pendant la quasi-intégralité de la guerre.

  • Bonjour,

    et merci de nous rappeler cette femme et ce réseau. Pour la raison de son oubli, je pense qu’il n’y a pas besoin de chercher plus loin que leur « faute » – capitale aux yeux des gaullistes – : avoir travaillé pour le compte des services secrets anglais et non directement pour les français libres.

    • Je ne suis pas bien convaincu. Marie-Madeleine Fourcade a pris fait et cause pour De Gaulle en 1947, a milité pour son retour au pouvoir en 1958 et son livre comporte un courrier de remerciement et félicitations du Général De Gaulle pour son action en 1968. Je n’ignore pas les rivalités entre les droites – et suis même familialement assez bien placé pour les connaître – mais je doute que cela soit l’explication.

    • Les grands noms de la Résistance sont on se souvient le mieux sont ceux qui ont été mis en avant par les partis après la guerre, à une époque où il était difficile d’être élu sans avoir été résistant. L’association à la Résistance était un atout politique majeur, et naturellement les partis ont intégré cela à leur propagande.

      Or, les brèves biographies que j’ai pu lire sur le site de l’association Alliance ou ailleurs indiquent que les figures fondatrices du réseau n’étaient ni gaullistes ni communistes (elles étaient très fortement anti-communistes, pour être précis – l’histoire des « réseaux Corvignolles » est édifiante sur ce point). Elles n’ont pas souhaité ou pas pu créer une incarnation politique de leur engagement. En termes de notoriété après la guerre, quand les clivages politiques ont repris leurs droits tandis que gaullistes comme communistes ont assuré la publicité de « leurs » résistants, cela a certainement été une limitation, même si Marie-Madeleine Fourcade elle-même s’est ralliée au gaullisme.

      • C’est aussi mon sentiment. Le so-called « parti des 70.000 fusillés » a su faire sa propagande. Les gaullistes aussi, à mon sens dans un proportion plus raisonnable.

        Une combattante qui n’a pas voulu faire de politique, et peut-être est-ce l’explication. Ceux qui préparaient « l’après » lui répugnaient. Elle n’a pas eu pour elle l’appareil d’un parti, habile à tisser légendes et fantasmes. Car, à l’inverse, des rues, des places et des lycées Maurice Thorez, du nom du déserteur du pacte germano-soviétique, on en compte !

      • Une partie de la réponse vient peut-être effectivement de l’absence de volonté de faire de la politique.
        Mais je maintiens que le fait d’avoir travaillé directement pour les services anglais leur a nui. Je pense par exemple au témoignage d’Hélie de Saint-Marc qui était dans le même cas.

  • Je n’avais jamais entendu ou lu son nom. Merci d’avoir corrigé cette lacune.

    « Ceux qui font, ceux qui parlent »… Peut-être qu’une des raisons pour lesquelles notre société n’aime pas les héros est qu’ils nous renvoient une exigence.

    Ceux qui parlent préfèrent les victimes; elles leur permettent de se mettre en valeur à peu de frais.

  • Et oui, l’histoire n’est écrite que par les vainqueurs et selon que vous serez -ou pas- dans le camp politique qui « a la main » vous aurez droit -ou non- au souvenir officiel- Sauf erreur, Henri Frenay, créateur de Combat , le plus important et le plus structuré réseau de résistance, crée dans le jours qui suivirent l’armistice n’a pas même un établissement scolaire portant son nom, juste une place à côté de la gare de Lyon. Ni communiste, ni Gaulliste..lui aussi loin derrière Thorez; difficile de rentrer dans les manuels..Merci pour ce billet.

  • Monsieur,

    Simplement en faisant une recherche sur le net, je suis arrivé sur votre blog. je voulais vous féliciter pour la rédaction de votre texte. je constate également, que nous avons un point commun, nos grand-pères étant membres du réseau. J’imagine que vous avez du faire des recherches dans les archives, sinon je pourrai vous aider, étant donné que j’y ai beaucoup travaillé sur celui de mon grand-père. Je ne connais pas le destin du votre, mais le mien, Camille Paris, vous le trouverez sur la liste « morts pour la France ».

    Cordialement

  • Je découvre seulement aujourd’hui Marie-Madeleine Fourcade par votre émouvant article.
    Il est dommage que l’on pense à « panthéoniser » des personnes qui ont fait du bruit médiatique en défendant parfois des causes dont la France n’était qu’un prétexte. Dont acte.
    Marie-Madeleine Fourcade aurait sans doute mérité d’avoir sa place mais combien comme elle n’y entreront pas parce qu’ils sont trop grands et insensibles aux honneurs que d’autres recherchent avidement.

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