Ferment de dissolution

Il y a deux siècles, Alexis de Tocqueville nous avait pourtant prévenus contre l’individualisme inhérent au modèle démocratique. « L’égoïsme dessèche le germe de toutes les vertus; l’individualisme ne tarit d’abord que la source des vertus publiques ; mais, à la longue, il attaque et détruit toutes les autres, et va enfin s’absorber dans l’égoïsme ».

Anecdotique pour certains, c’est la vue de la nouvelle campagne de publicité de la Française des Jeux, promouvant encore le jeu d’argent comme un temps convivial qui me l’a rappelé. Chacun pouvait anticiper, lorsqu’il a été légalisé, les effets délétères que le pari sportif déploie aujourd’hui. Or déjà, la France avait cédé à cette inclination contemporaine qui tend à faire peser sur les seuls individus la charge d’user ou non d’une liberté. Aucun vrai discours commun sur les risques évidents du jeu n’a accompagné son ouverture, et c’est certainement l’un des traits saillants de notre société : l’absence de référentiel extérieur au Droit. Associée à un rejet dégoûté de toute apparence de morale commune, elle réduit l’appréciation éthique d’un acte à la seule liberté formelle avec laquelle l’individu l’accomplit.

Restons dans les publicités : comment oublier que les murs de nos villes se parent encore de campagnes pour des rencontres adultérines ? Certes, l’adultère existe depuis que deux êtres s’attachent l’un à l’autre. C’est sa promotion publique qui est nouvelle et, à travers elle, la promotion du mensonge et de l’infidélité, travers destructeurs du lien social par excellence. Saisis, les tribunaux l’ont acceptée au motif notamment que certains couples consentiraient au non-respect de leur engagement de fidélité. Et ce fut tout, la société se tût. Là encore, la primauté accordée à la seule volonté individuelle participe à la dissolution du corps social.

Dans ces deux cas, et dans bien d’autres encore, le marché révèle la réduction de notre société à la seule adjonction d’existences individuelles. Elle est admise par tous, dans une singulière convergence libérale-gauchiste. La prétention au respect scrupuleux de la liberté de l’individu cache alors mal l’abandon du frère. De cet isolement, certains concevront une souffrance psychique. Pas d’inquiétudes : au son d’un respect doucereux de leur volonté individuelle et solitaire, ce qui nous tient lieu de société leur apportera bientôt le moyen de les en soulager, définitivement.

Photo de Sasha Freemind sur Unsplash

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10 commentaires

  • Merci, cher Erwan-Koz, pour cette mise en perspective, presque en abyme…

    Penser le droit en le replaçant dans son contexte, c’est déjà se donner le moyen d’en comprendre la légitimité, ou, au contraire, son caractère destructeur et abusif.

    Mais que pouvons-nous ? Comme en Israël, le pouvoir des juges est devenu délirant ; allons-nous aboutir à retransférer ce pouvoir excessif à d’autres ? à un pouvoir politique délétère ? à des medias convenus et moutonniers ? à la rue ? à des « Eglises » – instituées depuis 3000 ou 2000 ans, maçonniques, d’obédience étrangère…?
    Au moment où l’intelligence artificielle remet en cause brutalement l’intelligence de nos coeurs et nos valeurs, il est essentiel, en effet, de se repenser comme collectif, comme société.
    Bonne préparation des trois grandes fêtes qui nous arrivent en avril, pour nous redonner à tous joie et espérance !
    à bientôt et haut les coeurs !

  • Les vues du pourtant libéral Tocqueville étaient prophétiques.
    Merci pour ce billet comme toujours très pénétrant.

    • Je ne connais pas assez bien Tocqueville. Mais c’est, en effet notable, car si nombre de libéraux ne concevaient pas le libéralisme sans un référent culturel, moral, commun, il semblait ici conscient d’un travers semble-t-il inévitable. Cela étant, il l’attribuait surtout à la démocratie, par opposition à l’aristocratie – qui a aussi d’autres travers, si elle n’a peut-être pas celui-là.

  • Lu et approuvé, si j’ose écrire, sans oublier, toutefois, que la française des jeux avait initialement un but altruiste, le secours aux « gueules cassées » de 14-18, sous la forme de la loterie nationale.
    Les « gueules cassées » se retrouvent aujourd’hui posséder de l’ordre de 10% de la FDJ et mettent à profit les revenus correspondants non seulement pour aider les blessés de la face et de la tête des conflits actuels, bien moins nombreux qu’autrefois, mais aussi pour faire vivre une fondation qui promeut la chirurgie reconstructrice.
    Faites vous des amis avec l’argent de l’iniquité, dit l’Evangile!
    Bien à vous, et merci pour vos chroniques, et pour vos combats.

    • Se faire des amis avec l’argent trompeur, soit. Mais casser d’autres gueules, différemment, pour cela rentre-t-il toujours dans l’esprit du texte ?

  • C’est ce que défend notamment jean claude michea : le libéralisme économique ,à travers le marché ,réduit la vie sociale à des relations commerciales qui ne doivent être entravées par rien . L’état doit se limiter aux seules règles de droit régulant ces actes de commerce.Le libéralisme social, corollaire du libéralisme éco revendique cette liberté totale de l’individu qui ne doit être entravée par rien , au mépris de toute solidarité , de toute éthique . Il décrit ce lien consubstantiel entre le libéralisme économique et le libéralisme social .L’euthanasie est un exemple parfait de cette conception : ceux qui la promeuvent , tels qu’ADMD ,au nom de l’humanisme ne sont que les porte voix du libéralisme échevelé . On ne sera pas étonné , non plus que les militants pro euthanasie se recrutent majoritairement dans les sphères franc maçonniques : mutuelles , socialisme du sud ouest , enseignants laïques au sens militant du terme .. etc … Ils sont les héritiers de ces «  lumières » qui traumatisés par les guerres de religion ( guerre de trente ans ) ont conceptualisé un Etat non religieux , qui pour eux est devenu un État sans éthique . Jean claude michea explique ce point avec pertinence même si ses écrits sont un peu confus .

    • L’individualisme ne nait pas du libéralisme mais de l’égalité et de la démocratie: si mon opinion vaut celle de tout autre, pourquoi écouterais-je les autres ? Le principe de liberté individuelle n’est pas de n’avoir aucune entrave mais d’abord et avant tout de respecter la liberté des autres, c’est un compromis permanent.

  • Rafraîchissant et consolant de lire des textes comme les vôtres dans notre monde égaré. Cordiale reconnaissance!

  • Bonjour,

    J’ai bien aimé votre réflexion sur l’individualisme.
    Au delà de la moralité ou de l’éthique, il pose aussi certains problèmes économiques.

    Un ami me disait récemment qu’une grande part de l’augmentation des prix de l’immobilier depuis 15 ans était due aux divorces (puisqu’alors il faut deux logements familiaux).
    Or on a un discours ambiant qui promeut bien peu le bonheur d’être à deux, la nécessité de « travailler son couple » et privilégie beaucoup la liberté individuelle (« il vaut mieux être seul que mal accompagné »).
    Ici, une conséquence de ce discours a des conséquences bien réelles sur l’économie.

    Formulé autrement, même sans parler de morale, il pourrait être avantageux pour la société de lutter contre certaines formes d’individualisme.

    a+
    Bigben

  • Je croyais que ce commentaire sur l’individualisme et l’égoïsme s’appliquait d’abord au débat sur la réforme des retraites. En effet, dans ce que les média nous donnent à entendre et à lire, on n’entend que des personnes qui pensent uniquement à « leur retraite individuelle », à leur vie de travail, à ce qu’ils ont vécu ou vivent individuellement, et à ce qu’elles voudraient vivre encore individuellement, peut-être même égoïstement. Je n’ai jamais entendu ou lu (attention, je ne passe pas mon temps devant la télévision ou devant la radio, ou à lire tous les journaux qui paraissent) quelqu’un qui dirait qu’on pourrait accepter TOUS des compromis pour éviter que le système des retraites ne s’écroule, ou pour éviter que le montant de la retraite dans le futur soit plus faible que celui qui pourrait l’être si une réforme MAINTENANT était programmée pour le bien commun. Personne n’y fait allusion, surtout pas les syndicats ou ceux à qui on donne la parole. C’est surtout la défense des privilèges acquis pour certains qu’ils défendent bec et ongles par des arrêts de travail pénalisant des centaines de milliers de personnes qui, elles, n’ont pas autant de privilèges. Au fait : pourquoi dans ce vacarme sur la reforme des retraites PERSONNE ne nous dit à quel âge prend-on sa retraite dans les autres pays européens ? Majoritairement à 65 ans, voire 67 en Italie, Grèce, Danemark, etc (https://www.cleiss.fr/docs/ages_retraite.html)
    Quoi qu’il en soit, merci et bravo pour ce billet. Comme d’habitude plein de sagesse et dit d’une manière posée, réfléchie, tout à fait remarquable.

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