Notre classe politique est-elle seulement capable de répondre aux Gilets Jaunes ?

Le pays gronde, certains désespèrent. Et les racines de ces troubles sont évidemment à rechercher bien au-delà de la seule question de la taxe sur le diesel. Le mouvement, protéiforme dès l’origine, se nourrit de revendications nouvelles, d’une colère inédite. Il se nourrit de la scission sociale et géographique du pays, et c’est bien une réponse structurelle qui s’impose, si nous voulons sauver l’essence de notre Nation, de toute Nation : ce « plébiscite de tous les jours » énoncé par Ernest Renan dans une conférence historique.

Relire son propos, c’est lister avec effroi tout ce qui nous fait défaut pour former cette Nation. Renouvelons-nous chaque jour le plébiscite nécessaire ? Ne sommes-nous pas en train de céder à toutes les revendications communautaires qui sapent le socle commun, et aux idéologies identitaires – dans toute leur diversité et leur capacité d’éclatement ?

Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis (…) Un passé héroïque, des grands hommes, de la gloire (j’entends de la véritable), voilà le capital social sur lequel on assied une idée nationale. Avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent, avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple.

Que faisons-nous de « commun » ? Avons-nous ces gloires communes, cette volonté commune et notamment celle de « faire encore de grandes choses ensemble » ? Car c’est à peu près la question que révèle ce mouvement – au-delà de ses revendications immédiates, et parfois bien discutables[1].

Quittons le domaine des idées pour celui des statistiques et de l’examen sociologique : Jérôme Fourquet a produit, pour la Fondation Jean Jaurès, une étude reconnue et, pour tout dire, assez effrayante. Intitulée « 1985-2017 : quand les classes favorisées ont fait sécession », elle documente la rupture sociologique et géographique qui frappe notre pays. Sur tous les plans : l’habitat, les études, les colonies de vacances, la participation politique, la France s’est divisée de façon accélérée depuis trente ans.

Aujourd’hui, les colères encore sourdes il y a peu, de ceux qui n’ont pas bien le temps d’aller la manifester, sont en train de coaguler. Pour preuve cette vidéo d’un agriculteur, dont le désespoir évident prend aux tripes.

Ses larmes n’ont que peu à voir avec la taxe carburants, elles traduisent évidemment une détresse plus profonde. Et, à vrai dire, « Monsieur Macron » n’y est pas pour grand-chose : le désespoir des agriculteurs est bien antérieur à sa présidence, et ce n’est certainement pas en 18 mois qu’il pouvait y remédier [Mise à jour nécessaire : cf note de bas de page[2]].  C’est que le problème est plus profond, et plus délicat à manier qu’une question de taxes puisqu’il est au minimum symbolique : je crains fort qu’aujourd’hui, Emmanuel Macron et le milieu macroniste n’incarnent précisément, aux yeux d’une France reléguée, le symbole même de la scission évoquée. Ses petites phrases (sur les « gaulois réfractaires », sur les « premiers de cordée », sur la rue à traverser pour trouver du travail…) sont autant de maladresses – certes montées en épingle de façon parfois malhonnête par les milieux politiques et médiatiques – qui sont du sel jeté sur les plaies de ceux qui manifestent aujourd’hui. La win de l’ancien de Rotschild leur est insupportable, les Macron Boys les insupportent, la start-up nation leur sort par les naseaux… J’aurais même tendance à penser que l’empressement du pouvoir sur des problématiques communautaires et très parisiennes, quand leurs problèmes ne sont pas gérés, est de nature à jeter du diesel sur le feu. Bref, sur ce symbole coagulent et se coalisent toutes les souffrances et frustrations de ce peuple rural et péri-urbain.

Malheureusement, je m’inquiète de la capacité de réponse de notre classe politique, et du pays de façon générale.

Car, sous réserve de nouvelles analyses, il apparaît que c’est bien le sentiment, ancien, de relégation des populations péri-urbaines et rurales qui éclate au visage d’Emmanuel Macron. Il pointait hier l’incohérence des revendications : « on ne peut pas demander à la fois moins de taxes et plus de services publics« . Or c’est précisément l’inverse que dénoncent les protestataires. Pour eux, leur quotidien c’est : plus de taxes et moins de services publics, et ce n’est pas plus cohérent. D’où une première inquiétude de ma part : pour y répondre, il faudrait que l’État soit capable de faire des choix et de les assumer. Cela fait bien longtemps que je m’inquiète de l’incapacité de l’État à assurer le cœur de ses missions : armée, police, justice sont dans des situations invraisemblables et, à bien des égards, inacceptables. Si l’on dépasse le pur domaine régalien pour embrasser les domaines d’action usuels de l’État en France, l’éducation ou la santé ne sont guère florissants non plus. Tous ces secteurs ne reposent que sur le sens de la vocation des professionnels, sur leur abnégation. Non seulement c’est irrespectueux à leur égard de profiter ainsi de leur sens de l’engagement, mais cela ne peut pas tenir éternellement. L’État devrait acter son incapacité à remplir ses missions essentielles, et trancher vivement dans ses missions dispersées. Mais cela, qui pourrait bien l’assumer politiquement ? Qui est prêt à lister les domaines non essentiels que l’État cesserait de soutenir ?

Autre inquiétude : l’incapacité ou, pour être moins tranchant, la très grande difficulté pour les politiques d’entamer une réflexion prospective. Les partis de l’opposition devraient en être capables, malheureusement le terrain des idées semble être devenu accessoire pour eux. Quant au parti au pouvoir, tous les politiques vous disent qu’une fois en place, ils vivent dans une essoreuse permanente qui ne les autorise qu’à réagir et non anticiper. Pourtant, il nous faudrait engager une grande réflexion sur l’aménagement du territoire – au sens fort : pas sur une optimisation administrative, mais sur une valorisation du territoire national, qui puisse intégrer à la fois l’enjeu écologique, le transport, l’impact des nouvelles technologies. Il semble qu’il y ait quelques éléments d’action dans la loi d’orientation des mobilités. C’est positif mais cela paraît encore cosmétique.

C’est aussi la raison pour laquelle j’ai accueilli très favorablement le livre d’un politique qui a pris un peu de recul, Jean-Christophe Fromantin. Je l’aborde dans ma chronique à La Vie cette semaine : de l’air pour la France.

Clique pour lire, maintenant ou à ton retour.

Dans son livre, Travailler là où nous voulons vivre, il explore les ravages de la métropolisation – aujourd’hui assumée par ceux, et celle, qui se gargarisent des « villes-monde ». Ravages écologiques, ravages culturels et finalement économiques aussi, du fait de l’indifférenciation qu’elle entraîne. Il intègre les évolutions nouvelles : le commerce en ligne qui, déjà, annonce la disparition de la France des hypermarchés, l’impression 3D, la possibilité de travailler dans des espaces de coworking, le développement possible des circuits courts grâce au web – le tout dans le but aussi de redéployer la population sur son territoire, pour lutter contre notre absurde agglutinement dans quelques métropoles, nous reconnecter au pays (dans tous les sens du terme) pour l’aimer et le comprendre. Ce n’est, à l’évidence, pas la réponse à tous nos problèmes. Mais peut-on se passer d’une réponse à quelques-uns, fondamentaux de surcroît ?

C’est, surtout, une réponse prospective à alimenter, pour répondre à nos défis structurels. Sans cela, l’avenir de la nation France, qu’il soit humain ou dans l’immédiat politique, ne laissera pas d’inquiéter.

unsplash-logoPhoto : Agence Producteurs Locaux Damien Kühn

  1. à titre d’exemple, la suppression du Sénat, qui reste la chambre la plus en prise avec les territoires, ne semble pas l’idée du siècle []
  2. « Monsieur Macron » est d’autant moins pour quoi que ce soit dans sa situation qu’apparemment, la vidéo de l’éleveur est fausse sur le fait qu’il ait servi ses volailles à l’Elysée. Ce qui est fort agaçant, y compris à l’égard des medias, dont le rôle n’est pas de dénicher une vidéo sur Youtube comme n’importe quel internaute mais d’en vérifier la véracité… et évidemment parce que cela discrédite le propos. Pourtant, la crise des éleveurs est bien là, et on ne peut pas exclure que la situation morale du gars ait contribué à lui faire faire ce faux pas. []

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12 commentaires

  • Entierement d’accord. Sauf que nul ne veut plus ou ne sait dire qui est ce « nous », celui dont vous parlez.
    Or, à gommer l’identité d’une nation, à ne valoriser le terme d’identité que lorsqu’il s’agit d’identités exotiques, on en oublie qu’une nation c’est une histoire, une culture, une langue, un mode de vie, toutes choses fondamentales dans lesquelles on choisit d’entrer, pour lesquelles on est prêt à des sacrifices, l’impôt par exemple.
    Ce qui nous rassemble est partageable si nous en sommes conscients et si nous l’aimons et le protégeons.

    • Oui, une culture et une histoire. Autant d’éléments qui ne sont pas fixés dans le marbre, que l’on enrichit toujours, mais qui ne partent pas de rien.

  • Sur le principe, je te rejoins complétement : devant l’hypermétropolisation, repenser les territoires et l’urbanisation semble indispensable.

    Ceci étant, miser sur le commerce en ligne, le coworking et les imprimantes 3d me semble fortement déconnecté des impératifs écologiques et sociaux. J’imagine cependant que les propositions sont sans doute plus complexes que cela, et qu’il faudrait que je me penche sur le livre.

    Néanmoins, fin des hypermarchés et circuits courts : oui, mille fois oui.

    • Je suis, évidemment, trop synthétique, que ce soit ici ou dans ma chronique. Le propos est plus développé, plus étayé, et ne minimise pas la question du lien social. Elle pourrait l’être davantage mais les nouvelles technos peuvent aussi être utilisées pour recréer un lien social de proximité.

      Et puis, les nouvelles technos sont là. Elles ne vont pas repartir. La question, pour moi, est de veiller à en tirer le meilleur parti – alors que le pire est possible.

  • L’hypermétropolisation est l’objectif de la classe politique, qui est dépendante des grandes firmes qui ont aujourd’hui plus de pouvoir parce qu’elles ont plus d’argent. Parce que cela coûte moins et rapporte plus : concentration de la clientèle, économies d’échelle sur tous les réseaux et services publics, etc.
    Les ruraux s’entendent souvent reprocher leur demande de service « vous avez choisi de vivre à la campagne, on ne peut pas vous assurer tous les services de proximité, ça coute trop cher ». Il y a des économistes spécialisés dans ces calculs, l’optimisation de la taille d’une ville pour qu’elle soit la plus efficiente possible. Les résultats varient (relief, climat, etc.) mais la limite basse tourne autour de 500 000 hab et la limite haute de quelques millions. Autant dire que renouer avec le maillage des villes moyennes n’intéresse absolument pas nos politiques, même à long terme.

    Il y a quelques années, un géographe prédisait que nous allions évoluer d’un monde sur le modèle latin de la Villa romaine, terme qui désignait un domaine large, pour revenir à un modèle grec de polis, cités, rassemblant les populations, reliées entre elles par des zones de circulation qui ne soient pas des zones de vie. Il semble qu’il avait raison.

    Ca n’est pas incompatible avec la proposition de Fromentin, qui sans doute ne rêve pas non plus de repeupler nos 36 000 communes, mais dans tous les cas nos élites, trop pleines de culte de la liberté d’entreprendre (comment, lutter contre la concentration de tous les sièges sociaux mais aussi de la majorité des start-up – à l’autre bout de l’échelle de tailles- en région parisienne? Vous n’y pensez pas !!!)

  • Y a trop de bateaux de plaisance dans les ports. Y a trop de voitures dans les villes et sur les autoroutes. Y a trop de tout dans les magasins. Y a trop de monde au bord de la mer l’été. Y a trop de monde à la montagne l’hiver. Y a trop de tout partout. Mais y a aussi partout trop de personnes qui ont trop de rien.

    Y a pas assez de fraternité.

  • Bonjour,

    tout d’abord merci pour les 2 précédents articles qui me semblaient très vrais, même si je n’ai pas moi-même posté. Ils sont d’ailleurs reliés à cette nécessité de « faire nation ».

    Je lirai le livre de M. Fromantin que j’estime beaucoup. Je pense quand même que M. Macron a une responsabilité, car il n’a pas fait au moment où cela était possible les réformes structurelles permettant de diminuer le poids/améliorer le fonctionnement de l’état. J’ai l’impression pour ma part qu’il cherche à équilibrer le budget de l’Etat sans le réduire, ce qui implique forcément des hausses.
    Une hausse du prix du carburant présentée avec une réduction vraiment significative de l’ensemble des charges serait bien mieux passée.

  • J’ai vu plusieurs articles écrits par des urbanistes et géographes sur le sujet, dont un sur le site La vie des idées que j’ai partagé dans mon dernier article sur le blog (qui parle des gilets jaunes). Il s’intitule La couleur des gilets jaunes, si jamais ça peut t’intéresser

  • 100% d’accord avec Fromantin.
    Beaucoup d’accord-avec toi sur la description.
    Mais je suis très étonnée de la publicité qui est faite par la télé aux gilets jaunes depuis même avant le 17 novembre.
    Tu y verras du complotisme, mais tous les gouvernements communistes ont été scellés sur des insurrections orchestrées par le Parti , du Moscou. Je suis convaincue que les dirigeants actuels savent très bien que les insurrections ne servent que les gens au pouvoir, qui en profitent toujours pour mettre tous leurs opposants en prison, quand ce n’est pas pire.
    Vu les méthodes que Macron a utilisé pour se faire élire, vu les discours d’Attali sur la privatisation de tout même du régalien (j’ai vu la vidéo de lui face au MEDEF disant ça, censurée depuis), je crois qu’on est bien loin du réel si on s’imagine une seconde que l’objectif du gouvernement est d’arranger quoi que ce soit.
    J’espère toujours me tromper.
    Néanmoins j’ai assez confiance dans l’esprit français. je le retrouve en tellement de personnes que je ne peux pas imaginer qu’il disparaisse. Il s’adaptera comme toujours.

  • Concernant les taxes et les services publics, les revendications des Gilets Jaunes ne me semblent pas contradictoires. En effet, ils comprennent l’utilité de l’impôt (ils sont loin d’être des imbéciles comme certains le voudraient) mais ils ont l’impression que celui-ci est mal utilisé. Les choix économiques faits par les dirigeants politiques ne répondent pas à leurs attentent. D’autre part, il y a bien une diminution des services publics en raison des politiques de restriction budgétaire. Cette situation est lié au long terme : concurrence qui désindustrialise notre pays -> chômage de masse, dette abyssale avec aussi la fraude fiscale et le mouvement des biens de capitaux.

    Sur le court terme, Emmanuel Macron s’est fait élire sur la suppression de la taxe d’habitation alors que tout le monde comprend à quoi elle sert. A cela s’ajoute la suppression de l’ISF (Impôt sur la Fortune) qui a irrité certains d’autant plus que les taxes ont augmenté chez d’autres catégories de populations. En bref, c’est un sentiment d’injustice devant l’impôt. Et la réforme essentielle pour notre pays ce n’est pas forcément la baisse des dépenses publiques mais plutôt celle de l’impôt. Je m’étonne d’ailleurs que le président de la République qui donne des leçons d’Histoire à tout le monde n’ait pas fait l’effort de comprendre qu’à chaque révolte populaire c’était la répartition de l’impôt qui était en cause. Cela a été l’une des causes de la Révolution française en 1789. Il est dommage que le Gouvernement n’ai pas saisi cette occasion pour lancer un moratoire sur l’Impôt ce qui lui aurait pu apporter gros politiquement et économiquement.

  • Je pense qu’il y a deux choses qui doivent entrer en ligne de compte. Pour chaque crise, les historiens distinguent les causes profondes des causes directes.
    Dans les causes profondes il y a beaucoup de choses qui sont liées à des politiques datant d’une quarantaine d’années:
    – Chômage de masse -> concurrence et mondialisation.
    – Fraude fiscale-> traités européens.
    – Société de service confrontée aux réalités du marché du travail avec plus de demandes et moins d’offre.
    – Disparition des services publics dans les communes éloignées des grandes villes et rurales.
    Dans les causes directes, ce sont les choix politiques du Gouvernement Philippe :
    – Augmentation des taxes pour une catégorie de population modeste alors que les riches voient l’ISF supprimé.
    – Mépris du président et de la majorité en général (Gaulois réfractaires et autres insultes en tout genre)
    – Manque de représentativité des classes moyennes chez les élus ce qui ajoute du ressenti au mépris dénoncé.
    Ce sont toutes ces choses qui sont revendiquées de façon plus ou moins adroite. Mais si les dirigeants ne comprennent pas que la réponse est politique alors la chienlit durera longtemps.

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