Le coeur au large

Il ne saurait être question de vous laisser sans nouvelles plus longtemps. Comme il ne saurait être question de n’évoquer qu’en passant un texte tel que celui d’Emmanuel Mounier, L’affrontement chrétien.  Mais alors, pour nous occuper plaisamment l’esprit, et nous mettre en appétit avant de découvrir ce texte plus avant, laissez-moi en livrer trois extraits à votre examen (pages 25, 67 et 120). Rappelons seulement que ce texte fut écrit par Emmanuel Mounier en 1943, après une année d’incarcération par le régime de Vichy.

« Ces êtres courbes qui ne s’avancent dans la vie que de biais et les yeux abattus, ces âmes dégingandées, ces peseurs de vertu, ces victimes dominicales, ces froussards dévotieux, ces héros lymphatiques, ces bébés suaves, ces vierges ternes, ces vases d’ennui, ces sacs de syllogismes, ces ombres d’ombres, est-ce là l’avant-garde de Daniel marchant contre la Bête ? »

« Au lieu d’être jeté dès le départ dans les perspectives complètes de l’amour, le jeune chrétien est d’abord soumis, huit fois sur dix, à une injection massive de « moraline », et le premier mot de cette tactique moraliste, c’est la méfiance, la retenue : la méfiance de l’instinct et la lutte contre les passions. Le premier sentiment que l’on inculque à celui dont il s’agit de faire un exemple de santé morale et un passionné de l’infini, c’est la peur de la force qui doit servir de racine à son élan spirituel. »

Et ce final :

« Seul peut-être le christianisme a le geste assez large…

Mais alors, qu’il mette la grande voile au grand mât, et, sorti des ports où il végète, qu’il cingle vers la plus lointaine des étoiles, sans attention à la nuit qui l’enveloppe »

18 commentaires

  • « Mais alors, qu’il mette la grande voile au grand mât, et, sorti des ports où il végète, qu’il cingle vers la plus lointaine des étoiles, sans attention à la nuit qui l’enveloppe”

    Puisque c’est le moment culturel, cela me fait penser à:

    I have studied many times
    The marble that was chiseled for me-
    A boat with furled sail at rest in a harbor.
    In truth it pictures not my destination
    But my life.
    For love was offered me and I shrank from its disillusionment;
    Sorrow knocked at my door, but I was afraid;
    Ambition called to me, but I dreaded the chances.
    Yet all the while I hungered for meaning in my life.
    And now I know that we must lift the sail
    And catch the winds of destiny
    Wherever they drive the boat.
    To put meaning in one’s life may end in madness,
    But life without meaning is the torture
    Of restlessness and vague desire-
    It is a boat longing for the sea and yet afraid.

    Edgar Lee Masters, Spoon River Anthology

    Pas toujours facile d’aller affronter les vents contraires. Rester au port nous (me) donne parfois l’illusion de la sécurité et de l’accomplissement. Vivre pleinement, vivre pleinement chrétien, c’est aussi prendre le risque de ne pas l’être, en particulier aux yeux de ceux qui restent sur la berge. Plus qu’à vous, je me lance à moi-même ce défi : Hissez Haut!

  • Corbex, j’ai bien compris que vous étiez un visiteur récent sur ce blog, et j’imagine que vous êtes un habitué d’autres blogs, ce qui explique certainement la nature de vos interventions. Cela étant, je vous promets que, si vous vous en absteniez, ou si vous envisagiez de passer à un mode constructif, je ne vous en voudrais pas. Pas plus que les autres lecteurs.

  • Saperlipopette.

    Permettez moi de vous corriger d’abord: je ne suis pas un visiteur récent. Certes je n’ai jamais vraiment trouvé le temps (ou l’envie) de poster des commentaires, mais je lis vos articles avec assiduité.

    Cela ne signifie pas que je partage vos opinions, loin de là! C’est que vous êtes pour moi un excellent baromètres de ce que compte la France de plus conservateur et rétrograde.

    Je sais par expérience que débattre avec vous ou vos partisans n’est qu’une perte de temps (pour les 2 parties), le débat virant très vite au dialogue de sourds. Que ce soit sur la religion, l’avortement, la politique ou les faits divers, le fossé est trop grand entre nous pour que je daigne passer en « mode constructif ».

    Aussi, je préfère l’humour. En seriez-vous dénué? Ou est-ce juste une menace de censure a peine voilée contre les mécréants qui oseraient fouler ce blog?

  • Bonjour,

    Ces passages sont assez saisissants et sans doute liés au contexte de l’époque.

    Je suppose que l’affrontement dont il est question correspond en fait à une lutte contre soi-même : d’un côté une proposition (peut-être la grâce, pour employer les grands mots), d’un autre côté, la possibilité de ne pas y donner suite. Ce texte a donc sans doute à voir avec la question du libre arbitre et des lecteurs plus savants que moi pourraient sans doute dresser un parallèle avec St-Augustin.

    A lire cet extrait, je me posais toutefois deux questions.

    Primo, (mais je part du présupposé que ce extrait est bien lié à la question du libre arbitre), la geste dont parle Mounier n’est pas un peu trop englobante car incluant ceux pour qui le libre arbitre n’est pas si important ?

    Secundo, le style un peu héroïque implique une démarche très personnelle. Mais en même temps, les églises sont aussi des institutions qui tendent à canaliser les élans spirituels des uns des autres.

    Du coup, mais je vois cela avec des yeux d’athée, n’y a-t-il pas trois « affrontements chrétiens » : celui qui est à l’intérieur de chacun (pris entre la proposition de la foi et le refus d’y donner suite), celui entre les chrétiens concernant la place à réserver au libre arbitre et celui que chaque chrétien en tant qu’individu peut avoir avec son église quand son élan spirituel – forcément subjectif – se trouve avec le dogme que retient l’institution ?

    Voilà, voilà,…

  • @ Corbex
    Malheureusement même en humour je crains qu’il n’y ait un hiatus entre le vôtre et celui qui apparaît dans la remarque de Koz. Ce qui ne veut pas dire que vous en soyez dépourvu.

    Koz rétrograde ? joignez à l’assiduité, l’attention …

    Koz conservateur ? C’est possible .
    Mais je crains que vous n’ayez de ce terme qu’une acception un peu surannée.

    Mais je me mêle de ce qui ne me regarde pas.

  • Sébastien, merci pour ton commentaire.

    L’emploi du mot « Affrontement » a, d’après Guy Coq, qui rédige la préface, était source de malentendus à l’époque déjà. Sans la préface, je ne l’aurais compris non plus. Mounier fait référence à un terme grec pour signifier davantage le fait de porter le regard en avant…

    Désolé pour votre primo : en fait cet extrait fait suite à un développement sur les capitalistes et les anarchistes. Et il poursuit Seul peut-être le christianisme a le geste assez large…

    Ensuite, oui, effectivement, le style fera ou ne fera pas écho chez tout le monde. J’y ai été assez sensible. Je ne porte pas bas mon christianisme, j’ai tendance à penser que tout le monde dispose d’un « système de valeurs », d’un « système de pensée », que le mien est nommé, mais qu’à tout prendre, je n’ai véritablement pas à en avoir honte. Il y a tout de même pire que l’Amour du prochain !

    Je reviendrai, de toutes façons, sur ce livre.

    Opposum, merci 😉

  • Koz,

    Le premier passage a beau suivre la critique des capitalistes et anarchistes, le terme d' »avant garde de Daniel » et le développement sur une certaine vision de la morale chrétienne est très critique.

    Ne nous en cachons pas : trop longtemps en France la religion n’a été affaire que de bonne moeurs (d’où la chute de la pratique régulière), détachée du Christ… on y revient à grands pas, Dieu merci.

    La loi (ie. la morale) sans foi est une arme diabolique, car nul n’accomplit totalement la loi ; la foi qui n’implique pas une moralité est vide. Reste le choix de la foi et de l’espérance dans la miséricorde divine pour ce qui est de nos manquements à la loi, ou celui d’être sans foi ni loi.

    Il est temps de revêtir l’armure chrétienne ! (cf. Ephésiens!)

  • Ah mais, Paul, je n’en cache pas la dimension très critique. J’irais jusqu’à dire que je la reprendrais volontiers à mon compte, en ce qu’elle est une « exhortation fraternelle ». Tout le texte de Mounier est d’ailleurs une vigoureuse et salutaire exhortation.

  • Bonjour à tous,

    « @ Corbex: encore faudrait-il, pour invoquer l’humour, que votre commentaire soit drôle, même un tout petit peu. » décrète Gwinfrid.

    1/ J’ai, personnellement, rigolé à la remarque de Corbex, ce qui indique qu’elle est « un tout petit peu » drôle.

    2/ Les réponses (Gwinfrid, Koz himself, Oppossum, etc.) qui l’ont suivies démontrent malheureusement la justesse de cette remarque de Corbex :

    « vous êtes pour moi un excellent baromètres de ce que compte la France de plus conservateur et rétrograde.

    Je sais par expérience que débattre avec vous ou vos partisans n’est qu’une perte de temps (pour les 2 parties), le débat virant très vite au dialogue de sourds. Que ce soit sur la religion, l’avortement, la politique ou les faits divers, le fossé est trop grand entre nous pour que je daigne passer en “mode constructif”. »

    a+

  • Maria-d, vous semblez affirmer, dans votre autre commentaire de la matinée, que vous recherchez le débat. Il semble malheureusement virer très vite à l’anathème, avec vous. Je suis sûr, pourtant, que vous vous montrez habituellement très attachée à la tolérance et la liberté de conscience et d’expression.

  • @ maria-d: oui, mon commentaire était péremptoire. C’est que je trouve malhonnête d’invoquer l’humour, juste à la suite d’une diatribe qui combine le rejet définitif de l’autre et un mépris non dissimulé (« le fossé est trop grand entre nous pour que je daigne passer en mode constructif »).

    Bien entendu, chacun trouve l’humour là où il l’entend. Il me semble cependant que vous recherchez plus la castagne que la rigolade, ce que confirme l’amabilité de vos autres commentaires. Il ne me reste qu’à tomber d’accord avec vous sur l’impossibilité de trouver un terrain de débat, et à vous souhaiter une bonne journée.

  • Pour en revenir à Mounier…

    Tu as parlé dans « Dei Verbum » de la réponse de Mounier à Nietzsche. J’ai trouvé sur le net un extrait de la description de « L’Affrontement chrétien »

    Ce texte est d’une actualité permanente en ce sens qu’il exprime l’effort salutaire que le chrétien Mounier fait sur lui-même pour comprendre comment l’anti-christianisme le plus virulent de Nietzsche se construit à partir de la trahison des chrétiens eux-mêmes.

    Cette phrase que tu cites ici: Le premier sentiment que l’on inculque à celui dont il s’agit de faire un exemple de santé morale et un passionné de l’infini, c’est la peur de la force qui doit servir de racine à son élan spirituel. m’a tout particulièrement fait penser à Nietzsche et sa façon de fustiger la « morale bourgeoise » et les chrétiens qui s’y accrochent.

    Difficile d’entrer dans un explication de l’œuvre de Nietzsche. Je n’ai pas lu Mounier (honte à moi) et mes cours sur le sujet sont loin, cependant au vu de ces quelques extraits, il m’apparaît que l’un comme l’autre y voit un appauvrissement de la grandeur de l’humain. Un étouffement de la force qui engendre le surhumain pour l’un, le chrétien « au geste large » pour l’autre.

    Ce rapprochement a déclenché la référence dans mon premier post à la notion de risque. Notion qui me semblait très présente dans la façon de vivre le christianisme des premiers temps. Puis le risque s’est affaiblit, affadi, quand le catholicisme est devenu religion d’état et que se conformer à la norme est devenu plus important que se conformer à l’esprit des Évangiles. Aujourd’hui, il me semble qu’on redécouvre la prise de risque à s’engager sur les chemins du Christ, et que la « moraline » n’est pas le garant de l’engagement chrétien mais en est, parfois, le frein le plus puissant.

    Une petite citation d’Emmanuel Mounier « Le personnalisme », chopée sur le net pour se (me) rappeler les fondamentaux:

    « Je n’existe que dans la mesure où j’existe pour autrui, à la limite : être, c’est aimer. »

  • Salut Philo,

    Entièrement d’accord avec toi, la citation de Mounier est inspirée par Nietzsche, à qui elle fait immédiatement penser. Mounier nous guide même explicitement vers cette lecture puisqu’il utilise le terme « moraline », entre guillemets qui plus est, estampillé philosophe moustachu pur jus, et évoque la méfiance des instincts et la lutte contre les passions qui sont deux caractéristiques de « l’homme du ressentiment ». Mounier partage visiblement l’analyse de Nietzsche sur de nombreux points, parmi lesquels ce qui compose « le noble caractère » visiblement.

  • Les titres de ces chapitres sont des expressions de Niezstche. Il en accepte certaines critiques et cherche à comprendre comment le christianisme a pu les justifier. Mais il n’adhère pas.

    Nieztsche résume et synthétise, selon Mounier, la radicalité des questions posées au christianisme.

    (…)

    En fait, la relation de Mounier avec Niezstche est tout autre chose qu’une réfutation. L’auteur s’appuie sur les formules de Nieztsche qu’il interprète librement pour diagnostiquer l’état du monde chrétien et celui de al civilisation. Mais il pousse l’analyse critique de ce que le christianisme est devenu jusqu’à y découvrir en fait une véritable trahison de son sens véritable. Autrement dit, Nieztsche est accueuilli comme le critique véridique d’une dégénérescence du christianimse.

    Cependant il ne faut pas en conclure que Mounier accepterait globalement l’analyse du fait chrétient.

    Et là je paraphrase parce que j’ai encore du taf : Mounier oppose la force d’un christianisme médiéval, la force de ses grands saints au chritianisme petit-bourgeois du XIXème.

    (présentation du texte par Guy Coq)

  • Euh, oups, petite précision: dans l’un comme l’autre y voit je parlais de « la morale bourgeoise » et non du christianisme.

    Donc, Koz , bien sur, d’accord avec toi; et Tcheni, merci.

  • ps : techni, j’ai bien vu ton com’ sur le blog de La Croix. Mais je suis un peu charrette, et il appelle un peu de réflexion avant de répondre…

  • Bonjour Koz,

    Oui oui, j’imagine bien que Mounier n’adhère pas à tous les aphorismes du doux dingue de Sils-Maria — d’ailleurs, l’aurait-il fait qu’il eût été plus nietzschéen que Nietzsche : « soyez le un devant les zéros » disait-il, et non pas « soyez d’accord tous derrière moi ».

    Bonjour Philo,

    Mais, je vous en prie.

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