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La Secte des égoïstes. Eric-Emmanuel Schmitt. Parce que j’ai lu récemment une formule juste de Philippe Bilger, « je ne me livrerai pas à ce jeu un tantinet condescendant qui consiste à créditer quelqu’un de qualités morales et intellectuelles comme si nous étions des juges légitimes devant une personne à évaluer« . Je tairai donc les qualificatifs que je voulais employer. Mais ils sont là, en moi. Et tant pis s’il est presqu’inconvenant d’admirer un auteur qui rencontre le succès.

Je m’entretenais dimanche dernier avec une relation spirituelle de l’existence de Dieu, cette relation, cet ami, découvrant avec étonnement qui je puisse douter de son existence. « Tu ne doutes quand même pas de l’existence de Dieu ?« … « Eh bien…« 

S’en est suivi un échange éclairant sur la matière, la raison et, au détour d’un mot, j’ai, il me semble, compris – ou peut-être seulement mieux compris – La secte des égoïstes. Près d’un an après sa lecture. Alors, je le rouvre, et des détails hier insignifiants prennent sens. N’est-ce pas la marque d’un formidable ouvrage ?

Sur la quatrième de couverture est reportée une critique de Renaud Matignon, Le Figaro Littéraire, à laquelle je n’avais prêté que l’attention que je prête habituellement aux mentions laudatives des quatrièmes de couverture.

« Tout le livre d’Eric-Emmanuel Schmitt est un inventaire brillant des infirmités de l’esprit. Rarement on a déployé aussi savamment les sortilèges tout intellectuels de la raison pour en contester les pouvoirs »

C’est bien là le génie de Schmitt. Et de ce livre.

* * *
Tout est parti dans notre conversation d’un argument connu : le monde n’existerait qu’en tant que nous le percevons. Le clavier sur lequel je tape avec joie et enthousiasme ce matin n’est que l’idée que je me fais du clavier, et ce que j’en perçois.

« J’étais émerveillé.
Ainsi un homme, un jour, dans l’histoire du monde, avait théorisé ce que j’éprouvais si souvent, ce sentiment qui m’avait gagné tout à l’heure… l’impression nauséeuse que les autres et les choses n’existaient pas… l’idée d’être la seule conscience vivante, perdue au milieu d’un univers de songes… ce doute, ce doute moite, cotonneux, envahissant, qui vide le réel de sa réalité… « 

… « Qui vidait le réel de sa réalité »… Ce doute qui vide le réel de sa réalité. Nom de nom, ce qu’il y a comme matière dans ces quelques lignes, que j’avais passées impatient, plus soucieux de savoir si le héros meurt à la fin que de me pencher sur la philosophie de l’ouvrage.

Le doute… valeur suprême de la raison occidentale. Je doute donc je suis. Rien n’est acquis, tout doit être questionné. Mais jusqu’où ? Faut-il aller jusqu’à « vider le réel de sa réalité ». Vertige et perversion du questionnement, du raisonnement. De la raison. Du doute ! Et je ne peux m’empêcher, mais ce serait un trop autre débat, de mettre en relation ces lignes et l’inclinaison de notre société pour le doute, le cynisme, le soupçon… le complot ?

Mais revenons à la raison et à ce que nous disait ce critique du Figaro Littéraire : Eric-Emmanuel Schmitt « [déploie] savamment les sortilèges tout intellectuels de la raison pour en contester les pouvoirs ». Et c’est incroyablement jubilatoire. Vous me verriez, là… J’en suis tout excité.

* * *

« Le lendemain était un dimanche, et je haïssais les dimanches. J’aurais volontiers évité ce jour inutile, mais une conspiration universelle, due à l’action conjointe des lois, des Eglises et du consentement joyeux de milliers d’imbéciles, me contraignait à m’amuser, moi qui n’aimais que le travail. Je me heurtais aux portes closes des bibliothèques et aux devantures fermées des libraires, j’étais condamné au loisir »

Le héros anonyme – et ce n’est certainement pas un hasard – est prédisposé au vertige de la raison. Il y consacre sa vie. C’est un chercheur. Son monde est la raison. Le monde existe par la raison, par sa raison.

Au cours de la conversation avec mon camarade, donc, La secte des égoïstess’éclaire absolument, magnifiquement, jouissivement. Le culte de la raison est déraison ! La raison pour la raison est inutile. Plus, elle peut être folie. Car Eric-Emmanuel Schmitt – qui a oublié d’être con, soit dit en passant[1] – pousse, dans son conte philosophique et (malgré tout) souvent comique, le raisonnement dans ses conséquences nécessaires : si le monde n’existe que dans ce que j’en perçois, que dans ce que ma raison me permet d’en concevoir, alors je suis nécessairement seul au monde. Je suis seul au monde, et je suis tout-puissant. Car c’est moi qui donne forme au monde. JE suis l’alpha et l’omega de toute chose.

Vous, mes lecteurs, vous ne me lisez pas : je vous ai seulement conçus pour m’offrir le loisir et l’émulation de la contradiction.

«- Automonophile

Puisque vous m’avez accordé que la matière n’existe pas, l’origine des sensations ne peut être que dans l’esprit. Quand nous rêvons, quand nous imaginons, ne sommes-nous pas les démiurges de nouvelles réalités ? Il s’agit ici de création consciente. Eh bien la plupart du temps, nous créons inconsciemment !

Ainsi Gaspard Languenhaert, à rebours de toute la tradition philosophique de l’époque, allait jusqu’à émettre l’hypothèse d’un inconscient, et d’un inconscient fondateur. »

Car, chers lecteurs, je ne vous ai pas créé consciemment. Ce serait trop évident. C’est mon inconscient qui, sentant la nécessité d’une contradiction, vous a créés.

Amis lecteurs, JE SUIS DIEU ! VOUS ETES SUR LE BLOG DE DIEU !!!… Dieu aussi a son blog. Putain, c’est Loïc Le Meur qui va être content[2]. Et Gilles Klein aussi.

* * *
Quand la raison mène à la déraison… Et, voyez-vous, ce propos ouvre de belles perspectives. Comme sont donc égo-ïstes ceux qui placent la raison, leur raison, au centre du monde, de leur monde ! Leur raison, leur propre raison, comme centre d’analyse et de perception du monde. Ce n’est pas une injure que je veux leur faire, c’est une intuition. Bien évidemment, d’autres facettes de leur personnalité contrebalancera cette tension.

Alors, il faut tout de même dire que la raison est formidable. La raison peut procurer le bonheur. Mais la raison doit être utile, ne pas se complaire dans sa contemplation.

Kryzstoff, camarade communard a écrit ce matin un billet, Pourquoi l’idée de Dieu m’est-elle inconcevable ?. Cher Kryzstoff, puis-je être taquin et te dire que ce billet, est un coup de la Providence ? Allez, je ne le ferai pas, parce que je ne suis pas du genre à L’invoquer à tout propos. Mais j’avais la ferme intention de rédiger ce billet, lorsque j’ai découvert le tien…

Tu écris : « et il est d’ailleurs significatif de constater que, dans nos sociétés éclairées (…), plus la Raison s’avance, plus la Foi recule« . Je serais tenté de poursuivre : plus la Foi recule, plus la Folie s’avance. Ou plutôt[3] : si la Raison avance seule, la Folie l’accompagne[4].

Tu écris aussi : « Dieu est une création de la conscience humaine pour ne pas s’abîmer dans les affres de sa mortalité certaine et inéluctable« . Sais-tu que moi, qui veut croire en Dieu, je le pense souvent ? J’ai vécu une longue période avec une conscience accrue de la mort. C’est effectivement quelque peu angoissant. Aussi me dis-je souvent que ma volonté de croire viendrait de là. Et j’écris bien « volonté de« , en sachant ce que cela trahit donc d’artificiel : pourquoi vouloir croire ? On croit ou on ne croit pas, c’est tout. En réalité, Kryzstoff, je pense que bien davantage que la mort, c’est le refus de l’absurde qui me donne cette envie de croire. Les hommes existent, la matière existe, mais on ne saura jamais pourquoi. Je mourrais sans savoir pourquoi il a fallu que je vive ? Et ma vie n’aura eu aucun sens si ce n’est d’entretenir la boucle de la vie, qui s’auto-perpétue… Mais dans quel but ? Mais à quoi bon ? Pour la beauté du geste ?

Croire en Dieu, pour ce que j’en aperçois, et d’aussi loin que je sois de la certitude de son existence, c’est fondamentalement libérateur, enthousiasmant, généreux.

Et, si la Foi suscite quelque dédain des tenants de la raison seule, il me paraît étonnant de trouver plus sensé de croire en un monde absurde.


Pour ses autres ouvrages, puis-je vous renvoyer délicatement à ma librairie ?
Initialement publié et commenté ici

  1. normalien, agrégé de philo et patati et patata []
  2. Pour le « Pape des blogs », savoir que Dieu a un blog, c’st formidable, non ? []
  3. oui, c’est une mise à jour []
  4. enfin bref, c’est une formule, juste une formule, schématique comme une formule… et merde []

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6 commentaires

  • Intéressant.

    J’ai eu autrefois un ami qui avait plus ou moins de telles conceptions. Selon lui, le monde n’existait que par la perception qu’il en avait. Les autres n’étaient que des projections de son propre moi. Il était la conscience, l’unique. Et nous n’étions que des ombres de lui-même, des sortes d’IA créées par son subconscient.

    Il ne prétendait pas être certain à 100% que cette représentation du réel était la bonne, mais s’amusait que rien ne puisse établir la prééminence de la représentation classique sur son modèle.

    L’ennui, c’est qu’il se comportait avec les gens de façon cohérente avec cette théorie. Bref, ce n’est plus mon ami.

    Et cela nous ramène à la religion. Finalement, ce qui importe c’est la façon dont nous nous comportons envers les autres. Et une philosophie qui recommande de ne point faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’on nous fit attire plus ma sympathie qu’une autre qui prône que tout est vain.

  • J’ai eu ma période « je suis Dieu et le Monde est ma création », aussi. Je pensais que tout le monde passait par là, ça paraît logique comme étape.

    Après, oui, la foi, et en particulier la foi catholique, c’est croire que les choses ont un sens, et qu’on a une influence sur elles. Bref, qu’on est libre, et qu’on participe à la Création.

    D’autres fois (foi avec un « s ») peuvent être davantage nihilistes, il me semble. Croire à la prédestination, par exemple, suppose une foi dans un sens de l’Univers, mais un sens de l’Univers qui s’impose à vous sans qu’on puisse rien en faire. Ca peut donner un sentiment tragique et absurde de l’existence en elle-même. C’est un peu le modèle tayloriste de la foi.

  • je me suis souvent interrogé sur la perception en général, quand on pense au fait que les couleurs ne sont que la traduction que fait notre cerveau de longueurs d’ondes, qu’en est-il de tout nos autres sens ? si rien n’existait que par la perception que nous en avons? tel objet si dur et si froid n’est pas un galet mais une masse d’atomes, qui vibrent et tournoient sans cesse, quelle vérité, quelle interprétation doit on en faire? bon, je sais c’est un vaste problème mais je pense que quelque part cela relativise pas mal de choses.

  • Celui qui a théorisé avant le narrateur du livre (si c’est bien extrait du livre) ce sentiment d’être la seule conscience vivante, ce doute envahissant, ce n’est pas Descartes ?

    Certes, la philosophie, ce ne doit pas être la seule citation d’auteurs illustres. Mais celui-là reste très intéressant, et comme ce n’est pas la première fois que j’évoque sa démonstration de l’existence de Dieu par le doute, je t’encourage vivement, Koz, à lire les Méditations métaphysiques, pour découvrir une pensée qui fera peut être écho à la tienne. C’est un livre court et pas ennuyeux, donc il n’y a pas de raison de l’éviter.

    Ce sera au moins pour ne plus voir « Je doute donc je suis » uniquement comme un lieu terminal de la pensée occidentale…

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