Celui qui ne prend pas sa croix

Après le choc et la sidération viennent l’appropriation et la contestation. Et peut-être cette dernière sert-elle finalement la première. En l’occurrence, tribune après tribune, le rapport de la Commission Sauvé est mis en cause. Il est contesté sur le nombre des victimes, parce qu’il s’agit d’une projection et non des victimes recensées. La méthode est pourtant nécessaire pour compenser la sous-déclaration massive des agressions sexuelles sur mineurs. Et lorsque le même rapport signale le chiffre de 5.400.000 victimes mineures sur la même période dans la société française (dans un silence d’ailleurs confondant) doit-on vraiment remettre en cause ces 330.000 victimes ?

Le rapport est contesté, et les résolutions des évêques avec lui, sur les modalités de réparation des victimes. Gardiens du patrimoine de l’Eglise, les contestataires leur reprochent de ne penser qu’à l’argent. Contempteurs soudains du cléricalisme, ils ne se sentent pas responsables et ne veulent pas « payer pour les clercs ». C’est oublier que les modalités de réparation suivront les besoins et les demandes des victimes elles-mêmes – qu’il s’agisse d’argent, de pardon, de rencontre ou de reconnaissance. C’est oublier surtout que l’Eglise n’a qu’un seul patrimoine : la parole. La Parole, d’abord, qui fait de nous les gardiens de nos frères (Gn 4, 1-12) et qui fonde la nature de l’Eglise : celle-ci n’est pas précisément un syndicat ou un club, elle est un corps et « si un seul membre souffre, tous les membres partagent sa souffrance » (1 Cor 12, 26). Nous ne sommes pas juridiquement responsables, nous sommes fraternellement engagés. La parole de l’Eglise, enfin, car celle-ci n’a d’autre fondation que la confiance. Si elle ne vit pas ce qu’elle proclame, elle encourra le reproche de toujours envers tous les religieux, celui que Jésus pointait déjà en dénonçant les « pharisiens hypocrites ».

Le rapport est contesté parce que les évêques n’auraient fait, jusque dans les années 90, qu’agir à l’instar de la société, qui ne comprenait pas la gravité de ces actes. Etrange argument, qui voudrait que l’Eglise, qui a su aller contre la société sur tant d’autres sujets de morale sexuelle, se soit bien malheureusement trompée d’exception.

N’ayons pas peur. Les évêques ont posé les toutes premières pierres d’un chemin de reconstruction, pour les victimes comme pour l’Eglise. Il nous faut l’emprunter et le fortifier.

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12 commentaires

  • Vous écrivez : « N’ayons pas peur. Les évêques ont posé les toutes premières pierres d’un chemin de reconstruction, pour les victimes comme pour l’Eglise. Il nous faut l’emprunter et le fortifier. » je suis d’accord avec vous. A preuve que, d’après les remontées de ce qu’ils ont vécu, il ne fait aucun doute que les évêques ont vécu un véritable chemin de conversion spirituelle lors de leur rencontre à Lourdes entre le 2 et le 8 novembre dernier. Et qui dit conversion dit que l' »ennemi de l’homme » dont nous parle Ignace de Loyola dans ses règles de discernement (cf. ses Exercices spirituels) va s’attacher à tout mettre en oeuvre pour faire capoter une telle conversion et ses fruits, au point même de se déguiser en « ange de lumière » pour mieux nous tromper ; et partant, faire échouer les décisions prises ou projetées.

  • Je n’ai pas pu suivre le détail de tout cela, donc il se peut que j’aie raté un truc. Mais quand même… En 2021, après des années et des années de révélations, comment peut-on encore chercher à ergoter sur les faits ou les chiffres? Admettons que le rapport de la CIASE puisse avoir des incertitudes méthodologiques sur le chiffrage: toute méthode d’estimation comporte ce risque. Mais je ne comprends pas ce qu’il peut y avoir d’utile pour l’Église ou certains de ses membres à essayer d’attaquer le rapport sur cette base. Supposons qu’au lieu de centaines de milliers de victimes, il n’y en ai eu que des dizaines de milliers, ou simplement des milliers. Ça changerait quoi sur la responsabilité collective de l’institution? Une mise en cause fondamentale paraît inévitable après une telle catastrophe.

    • Le chiffre n’est pas anodin. Mais tu as raison, divisons-le, même, par 10. Il y aurait plus de 20.000 victimes, cela changerait quoi ? Et cela changerait quoi au traitement défaillant par l’Eglise ?

      Il suffit de regarder autour de soi et d’écouter. Aujourd’hui, les évêchés reçoivent pour certains 3 à 4 appels par jour de personnes qui veulent témoigner, parce qu’elles n’ont eu connaissance de l’existence de la CIASE qu’avec le dépôt du rapport. Parmi elles, peut-être quelques fausses victimes, soit, mais je doute.

      Et si ce n’est qu’une illustration, entre autres parce qu’hier soir un ami m’a appelé pour me parler du cas de sa mère, qui a mis plus de 60 ans à révéler qu’elle avait été violée par un prêtre, et ne l’a dit qu’au vu de la sortie du rapport de la CIASE.

  • L’église doit aux victime une enquête canonique puissante qui permettra de nommer les responsables qui étaient aux commandes même si ils sont morts c’est la moindre des choses. L’accusation de systémique est facile et suspecte. Vous êtes avocat et vous savez que la responsabilité première est celle de la personne et en aucun cas celle du groupe. Le cardinal BARBARIN a promu un prêtre pédophile en connaissant le dossier. Voilà ce que doit révéler une enquête canonique sérieuse.

  • Merci pour ce billet!
    – Il me semble que le fait que l’Église soit engagée en tant qu’institution ne dispense pas cependant de rechercher les coupables. Si l’on indemnise les victimes, il faut a minima condamner les coupables (cad, nommer les responsables (prédateurs ou facilitateurs) et les sanctionner). C’est trop facile de se cacher derriere la responsabilité collective pour ensuite absoudre les individus et demander aux fidèles de faire un chèque et une prière. Pour l’instant je n’ai entendu aucune declaration dans ce sens, est ce que j’ai rate quelque chose?

    Sinon, concernant le chiffre de la discorde, je pense que la critique est assez justifiée (critique de chiffre lui meme, pas des conclusions qu’il faut en tirer). La marge d’erreur (biais d’échantillonnage, taux de réponses malhonnêtes etc.) sur l’etude de l’IFOP est trop grande pour rendre ce chiffre significatif ( le chiffre a estimer est petit, (<0.6%) donc d’autant plus sensible a la marge d’erreur). Il y a d’autres problèmes évidents que pose ce chiffre: 30k victimes selon l’etude de l’EPHE du meme rapport, soit 10 fois moins, 63 victimes par prêtre en moyenne (vraiment??!) avec plus de 90% des affaires qui ne débouchent pas sur une plainte… Bref, si au final la conclusion de cette projection c’est de dire qu’il y a eu 330,000 victimes avec un intervalle de confiance de + ou – 350,000, c’est pas franchement informatif. Il aurait été plus judicieux de choisir une autre méthodologie.

  • En vérité, il ne s’agit ni de prendre le rapport de la CIASE comme un bloc, ni de rejeter ou d’accepter globalement les remarques des huit membres (dont le président) de l’Académie catholique de France. Il ne s’agit nullement de se prononcer pour un côté ou pour l’autre. Il s’agit d’accepter qu’un dialogue fasse progresser la réflexion et l’action. Le mérite des huit académiciens est au moins de nous aider, clercs ou laïcs, à sortir de cette espèce de sidération, de cette sorte de tétanisation qui nous ont saisis depuis presque deux mois. Il est sain et nécessaire que le rapport ne soit pas entouré d’une aura d’infaillibilité, qu’il soit discuté de bonne foi et sur des points précis, qu’il puisse être purifié de ses scories, qu’il gagne en rigueur intellectuelle donc en portée pratique, bref qu’il puisse être amélioré et, par là même, rendu plus efficace. Parce qu’il ne s’agit surtout pas de revenir en arrière.

    • Le rapport de la CIASE peut être discuté, et ses préconisations sont des recommandations, pas des injonctions, nous sommes d’accord. J’ajoute, en préliminaire, que ma chronique est parue avant le document de l’Académie, mais s’applique parfaitement au débat qui le suit.

      Le fait est que l’on peut discuter ce rapport, mais il y a façon et façon de le faire, tant dans le vocabulaire que dans la manière. Et la manière n’est pas là, quand on élabore sans contradiction un document fustigeant le rapport commandé par deux de ses membres (Mgr de Moulins-Beaufort et Soeur Véronique Margron) et rédigé sous la présidence d’un autre (Jean-Marc Sauvé) sans entendre le dernier ni informer les autres. Le fait que le document soit accompagné d’un pli confidentiel directement adressé au Vatican souligne aussi que la démarche n’est pas, de la part de ces membres, une simple discussion scientifique et rigoureuse.

      Quand le document affirme que le rapport a été établi par hostilité à l’Eglise, nous ne sommes plus dans une simple démarche scientifique.

      Je ne suis au demeurant pas convaincu par ce document pour au moins deux raisons.

      Tout d’abord, sur la question statistique, j’observe qu’aucun des auteurs n’est compétent en la matière. Je sais bien que chacun pense pouvoir avoir son avis sur le sujet mais si un sociologue venait remettre en cause une analyse juridique d’Hugues Portelli, il en rirait. Ensuite, le document ne fait pas une seule fois mention du rapport de l’INSERM. C’est fâcheux, quand les auteurs s’autorisent à écrire que « la lecture attentive du rapport de la Commission et de ses choix méthodologiques montre en fin de compte que la rigueur scientifique n’a pas présidé à ses travaux. » Entre le fait que les auteurs ne soient pas spontanément qualifiés pour apprécier la rigueur scientifique d’une enquête sociologique et le fait qu’ils ne semblent pas avoir pris connaissance du rapport de l’INSERM (de 500 pages, soit dit en passant, ce qui ne dit pas grand-chose en soi de sa rigueur mais rend un peu perplexe sur une réfutation en 10 pages de deux rapports de 1.000 pages réunis). Les auteurs font ainsi référence à un chiffre moyen de victimes par agresseur de 63. Le chiffre est dans le rapport de la CIASE, mais ce n’est pas le chiffre auquel arrive l’INSERM, qui retient un chiffre moyen de 36. Cela aussi, c’est un peu fâcheux quand on prône la rigueur. Cela m’a pris 3 minutes pour trouver l’information dans le rapport de l’INSERM.

      Ensuite, sur la question juridique : les qualifications des auteurs ne souffrent aucune contestation, bien évidemment. Ce que je conteste en revanche, c’est la pertinence de renvoyer aux règles de la responsabilité civile ou même administrative. C’est oublier tout de même une chose : ce n’est pas par obligation juridique que l’Eglise entreprend la démarche, c’est par sa propre volonté (enfin !). De sorte qu’expliquer que rien ne l’y oblige n’a pas une grande pertinence. Le document l’évoque un peu mais pour poursuivre sur des considérations de vocabulaire que je trouve assez dérisoire et pas vraiment à la hauteur de l’enjeu, et avec une considération quelque peu décalée pour les sentiments des victimes : « En réalité, s’agissant des faits prescrits, une action en faveur des victimes n’est possible que si elle repose sur une logique de solidarité, en vue de reconnaître la souffrance qu’elles ont vécue dans leur chair. Il ne s’agit nullement de responsabilité civile, et donc pas non plus de dommages et intérêts. Parler d’« indemnité », de « réparation », de « responsabilité », même en faisant suivre ce vocable d’autres adjectifs que « civile » (« sociale », « civique ») ne fait qu’entretenir une ambiguïté qui est source de confusion, et qui pourrait provoquer la déception des victimes. » J’ai dans l’idée que les victimes ne sont pas spécialement à cheval sur le vocabulaire employé tant que l’intention juste y est.

      La suite de leur document ressemble à s’y méprendre à une longue litanie des raisons pour lesquelles « on est bien désolés, mais on ne va pas pouvoir vous indemniser« .

      Ils expliquent en conclusion que le rapport remettrait en cause «  la nature spirituelle et sacrée de l’Église, qui n’est pas une simple association laïque temporelle, de son clergé et de ses sacrements.. C’est pourtant bien précisément parce que l’Eglise n’est pas une simple association, ni une entreprise, qu’il ne lui revient pas d’agir et de réparer autant que faire se peut les blessures qu’elle a commis, laissé commettre ou ignorées, mais parce que ces victimes étaient « des membres du même corps » et que « si l’un de ses membres souffrent, les autres membres souffrent avec elles ». Si nous croyons ce que nous disons, nous devons mettre le Droit à sa juste place : un outil. Sans parler de la Loi.

      • Grand merci pour toutes ces précisions! Elles sont importantes. Elles donnent à penser.
        Point particulier: vous évoquez « un pli confidentiel directement adressé au Vatican ». Je croyais que c’était le document lui-même (15 pages dactylographiées, avec 36 notes infrapaginales) qui avait été adressé au Vatican, et qui avait vocation à demeurer « confidentiel » (nous connaissons la suite). Si ce « pli confidentiel » consiste en une simple lettre d’accompagnement du document, il n’y a peut-être pas lieu de s’en inquiéter. Les 15 pages du document sont déjà assez sévères, et désormais tout le monde peut s’en faire une idée, ce qui vaut beaucoup mieux. Je veux espérer que le temps des dénonciations ait cédé la place à celui des débats.

  • Je suis gêné par le lien qui est fait entre la solidarité pour financer une indemnisation des victimes et l’acceptation du rapport Sauvé ( qui me paraît comporter de nombreux biais) . D’accord pour être solidaires des victimes, je ne me sens pas tenu pour autant de considérer que le rapport Sauvé doive être la base de la démarche.

  • La critique est salutaire lorsqu’elle est pertinente et de bonne foi. Celle des huit académiciens ne remplit aucun de ces deux critères. Pour la bonne foi, la méthode choisie (document envoyé au Vatican et non destiné à être rendu public au départ, signature de huit membres éminents d’une institution qui garde le silence sur ledit document…) en fait douter d’entrée de jeu, et je ne mentionnerai que la faiblesse (pour ne pas dire plus) des arguments avancés sur les chiffres pour m’autoriser à contester la pertinence de la critique. Oui, on parle de 0,6% d’un échantillon, ce qui est peu pour extrapoler. L’échantillon étant tout de même conséquent (environ 24 000 si je ne me trompe pas), l’extrapolation donne une marge d’erreur importante, mais pas complètement délirante : 330 000 plus ou moins 50 000 ou 60 000, là encore de mémoire. Toute cette méthodologie est bien mentionnée dans le rapport de la CIASE, laissons aux statisticiens sérieux le soin de critiquer si besoin.

  • Grand merci pour votre billet et ses compléments.
    Choqué par le ton du communiqué de huit membres de l’Académie Catholique de France, j’ai cherché quelques informations sur elle.
    Je découvre que leur devise est « On n’entre dans la vérité que par la charité » et que leur site la présente comme « une instance légère, capable de mettre en dialogue ».

    Ceci m’incline à penser que cette « relecture critique » se décrédibilise elle-même, dans la mesure où sa forme contredit les fondements de l’Académie de laquelle ses auteurs se revendiquent.
    Fraternellement, je les invite (et nous avec) à relire leur devise et à méditer l’évangile de ce jour (Luc 3, 1-6).

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