1995 Je Luttais

Hugues conduisait une 205 rouge. La mienne était grise. Il travaillait déjà, l’ancêtre. J’allais à la Fac, de ma banlieue déshéritée de l’Ouest parisien à la faculté de droit en péril du Quartier Latin. Comme Hugues, quoique bourgeois infâme, je prenais en stop les piétons échoués sur le bord de la route. Porte Maillot, la circulation laissait tout le loisir d’examiner le candidat – oui, la candidate parfois – au transport en commun. Lui évangélisait : « à une passagère caissière chez Franprix, j’expliquais d’ailleurs à quel point la lutte des camarades de la SNCF était la sienne (…) ». Moi, pas. Mais j’ai pris ma part de la lutte et j’en garde une certaine nostalgie qui me fait regretter parfois d’être du mauvais côté de l’échiquier.

Place du Châtelet, Delarue Père et son association d’usagers avaient organisé un rassemblement auquel, malgré quelques difficultés de transport (oui, c’était la grève), je me suis organisé pour me rendre avec deux camarades. C’est la lutte. Quand on lutte, on est des camarades.

Debout sur la fontaine de la place, Monsieur Delarue s’égosillait dans un mégaphone aphone, de sorte que nous sentions bien venir le moment où notre jeune enthousiasme s’enliserait dans une geste avortée. Pour une fois que nous protestions. Alors, nous avons rivalisé dans l’inventivité et jeté des slogans historiques sur le pavé parisien. Le mien rimait. Il était simple, il était efficace, il était inventif. Il disait : « Blondel, c’est l’bordel ! »

Et puis, on a commencé à agit(er)-prop(rement). Faut bien s’amuser, quand on a 20 ans.

« Alors, quand est-ce qu’on marche ? »

« Bon, on s’emmerde là, on va pas tous rester ici« 

Une fois, deux fois, trois fois. Putain d’manif de droite, ça va encore pas bouger.

Las, dépités, nous prenons ensemble l’avenue Victoria. 50 mètres, 75 mètres, et mon camarade de gauche – mais de droite aussi – m’apostrophe : « eh ! » (c’est une apostrophe), et m’invite à me retourner. Voilà à quoi vous vous exposez lorsque votre mégaphone ne fonctionne pas : trois jeunes agitateurs suivis par 50, 100, 150, 500, 2000, 3000 manifestants. Monsieur Delarue a vite délaissé son promontoir, partagé entre sa responsabilité d’organisateur, en cas de dérapage, et sa volonté d’en être aussi. Au bout de 100 mètres, nous étions rejoints et solidement arrimés coude à coude à des inconnus, en vrais leaders syndicaux. Et voilà les caméras. Qui focalisent sur un excité brandissant sa carte orange…

Virage à gauche. Rue de Rivoli.

Ca se gâte. Non qu’ils soient nombreux, mais les hommes en bleu sont là, casqués, guère avenants et visiblement invités à ne pas nous laisser poursuivre indûment notre aimable monôme. Après avoir eu tout loisir d’examiner de près – 20 cm ? – un uniforme de CRS, nous quittons très à propos le premier rang de la révolte populaire, lorsque l’un de nos voisins se met en tête de forcer le barrage. Pas fan des coups de matraque, moi. Lui non plus d’ailleurs mais le CRS n’est pas regardant.

Le face à face s’engage au pied de C&A. C’est le moment d’aller s’acheter une casquette ! De toutes façons, la probabilité que la situation évolue est nulle et nous sommes en janvier (ou février ?), il fait froid. En plus, si l’on veut être à la hauteur de notre rôle tout neuf de responsables syndicaux, il nous faut une casquette. La vue à l’étage est au demeurant des plus instructives : peu nombreux – pensez donc, une manif de droite ! – les CRS ne bloquent que la rue de Rivoli, pas la rue adjacente (peut-être bien la rue des Deux Boules) et la manifestation contourne pacifiquement le barrage pour reprendre, une fois franchi, son cours, rue de Rivoli. Nous réglons nos achats, descendons prestement, et nous empressons de prendre les Deux Boules et d’inviter, dans le dos des CRS, nos camarades de lutte à nous imiter. Pas dit que nos signaux plaisent beaucoup aux CRS mais bon, s’ils se retournent, ce sont les autres qui risquent de se trouver mécaniquement de l’autre côté du barrage. Ah, dilemme, dilemme…

Marchons, camarades ! Nous reprenons la rue de Rivoli, sous les encouragements des employés aux balcons. Mais les Compagnies Républicaines de Sécurité ont de la ressource : le prochain barrage les voit casqués, protège-tibiaïsés, déterminés, les camionnettes garées en travers de la rue. Le manifestant de gauche est rompu à la guérilla urbaine, le manifestant de droite, lui, est futé. Nous n’irons même pas au contact : une course à 3 000 (moins ceux qui n’ont toujours pas saisi le coup des Deux Boules et en sont restés à « affronter » le premier barrage) dans les rues de côté, saluée par un drapeau français au quatrième étage d’un appartement révolutionnaire du quartier, nous mène à La Madeleine, dont nous investissons les marches pour haranguer le peuple de Paris. Ce qui se résume à nous et aux voitures qui passent. Un manifestant a récupéré le mégaphone. On a au moins un outil de la panoplie requise. Manquent les bières et les saucisses.

Et l’on recommence à s’emmerder ferme…

… Jusqu’à ce que deux beaux bus bleus chargés d’uniformes tentent une manoeuvre sur la place – à contre-sens de la circulation, je vous prie. Ainsi donc ils veulent nous prendre en tenailles, nous bloquer la sortie, nous coincer dans les grilles et après, qui sait ?, nous passer les bracelets, nous jeter dans l’panier à salades et là, nous battre jusqu’au sang. La droite meurt, mais ne se rend pas ! Nous profitons du temps qu’ils mettent à en descendre pour opérer une sortie entre les deux bus. Hop, hop, juste le temps pour moi d’interpeller (façon de parler) le chauffeur du bus de CRS de droite (sur la place, s’entend) pour savoir s’ils vont nous suivre à la Concorde. « Je veux – qu’il me répond, hilare – ça fait 3/4 d’heure qu’on essaie de vous choper« . Ah, cette fraternisation virile entre le peuple et la troupe !

Hop encore, nous courons, mûs par juvénile assurance, notre énergie revendicative et forts du soutien populaire, rejoignant la place de la Concorde en plein trafic et tentons une nouvelle fraternisation : « la Marine avec nous, la Marine avec nous, la Marine avec nous« . Il faut croire que les 30 gars entourant le bus de la Musique de la Marine sont insuffisamment convaincants. Le trombone se marre, mais ne descend pas.

Il se fait tard. Comme l’ordre de marche fut spontané, mes camarades et moi décidons à l’unanimité de nos trois voix, plus une abstention mais ça compte pas c’était une fille, d’entamer une dispersion spontanée. Ou plutôt, ah oui, oui, on va le dire comme ça, nous décidons de franchir le pont de la Concorde par petits groupes mobiles et difficilement identifiables par la maréchaussée et casquée. Les quelques quinze cars de CRS qui nous attendaient de l’autre côté ne pourront nous empêcher de le franchir. Et d’aller boire une bière à nos exploits au Quartier Latin.

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