Tourner la page

Je teste une nouvelle modalité pour encadrer le débat : les commentaires sont automatiquement fermés après 21 jours. C’est un essai. Après quelques temps de pratique, il faudra voir si l’on en tire un bénéfice. Mais trop souvent, les débats sensibles – ceux qui survivent à une semaine de commentaires – s’enlisent et tournent en rond, quand ils ne s’agacent pas. Le hasard a voulu que ce nouveau couperet tombe précisément après que Vivien nous ait appelé à « passer à autre chose ». Il est, de fait, un peu déprimant de constater que nous débattons du même sujet depuis deux mois. Il était temps de tourner la page. Comme le disaient Jfsadys et Vivien, les chrétiens sont appelés à agir sur d’autres urgences. Notez toutefois que, lorsque l’on apporte des propositions, cela suscite près de neuf fois moins de commentaires. C’est ainsi. Nous fonctionnons tous de la même manière.

Mais il faut, aussi, tourner la page de certains débats.

Jeudi soir, une autre réponse à la pièce de Rodrigo Garcia a donc été tentée, notamment pour ne pas laisser le terrain libre aux seuls intégristes. La veillée fut une réussite, la démarche précédente – le dépôt de fleurs – fut… perfectible. Certains journalistes assurément peu rigoureux ont amalgamé l’ensemble des réactions, allant jusqu’à soutenir que les catholiques présents à Notre-Dame seraient ensuite allés défiler en silence jusqu’au Théâtre du Rond-Point, après que 160 intégristes eurent déposé des fleurs. Ce doit être un jeu : reprenez l’article et mettez les infos dans le bon ordre… Il y a probablement toutefois aussi des lacunes en termes de communication, voire une mission impossible : comment poser un geste le même jour au même endroit sans subir l’amalgame ? Ceci devra être analysé, puisque les mêmes qui ont créé ces polémiques ne manqueront pas de soulever des débats identiques à l’avenir.

Il reste que la veillée de jeudi soir fut un moment d’une grande beauté, d’une grande dignité, d’une grande force. Monseigneur Vingt-Trois a su apporter les mots justes pour amener chacun à tourner la page. Il n’y pas grand-chose d’autre à faire que de vous laisser en compagnie de ce texte, pour le méditer.

 

Frères et Sœurs,

Nous n’avons pas honte de la croix du Christ.

Cette croix est notre fierté.

Nous n’avons pas honte de Jésus de Nazareth cloué sur le bois.

L’offrande qu’il fait de sa vie est notre Salut.

Nous savons qu’aux yeux du monde il a été vaincu et assimilé aux bandits et aux fauteurs de troubles. Nous savons qu’il a été exposé aux moqueries et à la vindicte des hommes. Et pourtant, « défiguré par la souffrance » (Is 53, 10), déchiré par les tortures, couronné d’épines, « n’ayant plus apparence humaine » (Is 52, 14), il est celui qui apporte à l’humanité la vie et le Salut. Selon l’inscription décidée par Pilate, il est le « roi des Juifs » (Jn 19, 19). Et, comme roi des juifs accomplissant la promesse faites à David, il est promis pour régner sur l’humanité (2 Sa 7, 1 et Lc 1, 33).

Nous vivons dans un univers où la force l’emporte souvent sur le droit, l’argent sur l’honnêteté, la dissolution des mœurs sur la fidélité et le mépris des autres sur le service de nos frères. Dans ce monde, prendre le corps supplicié d’un crucifié comme emblème de la victoire et du Salut est une folie. Qui pourra jamais croire qu’il a vaincu la mort ? Qui pourra croire qu’il a tué la haine ? Qui pourra croire qu’il a abattu le mur qui empêchait les païens d’accéder au Sanctuaire ? Nous le savons, sa Résurrection est le cœur de notre foi.

Nous croyons qu’il est ressuscité parce que nous faisons confiance à la parole des témoins qui l’ont vu vivant, qui ont touché ses mains et son côté, qui ont mangé avec lui après sa résurrection. En le voyant, ils pensaient voir un esprit, mais Jésus leur avait dit : « Touchez-moi, un esprit n’a ni chair ni os, et vous voyez que j’en ai » (Lc 24, 39). Le Christ est ressuscité dans sa chair.

Si nous croyons au témoignage des disciples, ce n’est pas simplement parce que c’étaient d’honnêtes gens. Nous les croyons parce que la rencontre du Ressuscité et l’accueil de son Esprit Saint ont transformé leur vie : ils sont vraiment devenus disciples de Jésus, non seulement en le suivant, mais en portant dans leur chair « ce qui manquait encore aux souffrances du Christ » (Col 1, 24). Nous pouvons nous appuyer sur leur témoignage parce qu’ils ont eu la force de témoigner du Christ Ressuscité jusqu’au don de leur vie, parce que dans les combats et les évènements de ce monde, ils ont été témoins de l’amour et ont mis en pratique ce qu’ils avaient vu Jésus faire : ils ont pardonné ceux qui les frappaient ; ils ont prié pour leurs persécuteurs ; ils ont accepté de comparaître devant leurs juges ; ils ont subi les humiliations que Jésus lui-même avait subies. Ces pauvres hommes et ces pauvres femmes venus de Galilée, de Judée ou de Samarie, ont parcouru le bassin méditerranéen et ont répandu, comme une poudre, le feu de l’amour.

Pour nous, essayer de vivre en disciples du Christ, c’est accepter d’aimer, d’aimer toujours et dans toutes circonstances.

C’est accepter de prendre sur nous une part de la croix de Jésus, tels d’indignes et lointains descendants de Simon de Cyrène.

C’est accepter de prendre sur nous une part des crachats qui maculaient la face du Seigneur, en descendants indignes de Véronique.

C’est aussi accepter de recueillir les gouttes de sang qui sourdaient de son cœur, avec l’eau qui allait devenir la fontaine de la vie, en descendants indignes de Marie et du « disciple qu’il aimait ».

« Il a versé telle goutte de sang pour toi » .

Être disciple du Christ c’est nous tenir au pied de la croix.

C’est vivre dans les sentiments qui étaient ceux de Jésus lui-même.

« Lui qui était de condition divine, il n’a pas retenu jalousement le rang qui l’égalait à Dieu, mais il a pris la condition humaine et il s’est fait obéissant jusqu’à la mort et la mort de la croix » (Ph 2, 6-8).

Depuis le Vendredi Saint, aucun homme, aucune femme, aucune parole, aucune injure, aucune dérision, aucune critique, aucun mépris, aucune ignorance, ne pourront plus jamais atteindre le corps de Jésus offert en sacrifice.

Depuis ce jour, quantité d’hommes et de femmes à travers l’espace et le temps ont essayé de se détourner de lui. Ils ont suivi des chemins étranges, parfois tourmentés, douloureux ou désespérés, et finalement, ils sont revenus.

Depuis ce jour, quantité d’hommes et de femmes ont combattu la personne de Jésus avec la violence d’un amour insatisfait et d’un désir égaré, parce qu’ils voient en Lui l’emblème de l’amour que Dieu porte aux hommes et que nous ne pouvons pas accepter si nous ne sommes pas prêts nous-mêmes à aimer.

L’injure ne blesse pas seulement le Christ.

Elle dévoile le cœur de celui qui l’injurie.

L’offense n’offense pas seulement le Christ.

Elle manifeste le désespoir de celui qui n’a pas pu accueillir la parole d’amour.

La haine n’est pas seulement un péché.

C’est la face sombre de l’amour que nous ne savons pas vivre. Ainsi, frères et sœurs, ce soir, nous ne sommes pas venus pour faire une manifestation ni pour protester contre tel ou tel. Nous sommes venus le cœur débordant d’amour pour nous unir à la personne du Christ. Nous sommes venus avec toute notre affection pour poser mentalement nos mains sur ses pieds. Nous sommes venus pour vénérer les signes de la Passion qu’il a subie par amour. Nous sommes venus pour entrer dans la parole qu’il adresse au bon larron, « Ce soir tu seras avec moi dans le paradis » (Lc 23, 43).

Amen.

+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.

Il fallait encore entendre le texte de la Passion, médité. Entendre rappeler au passage la réaction de Pierre durant la Passion. Et que la vigueur de la réaction n’empêche pas le reniement ultérieur. Ni de se voir confier l’Eglise par la suite. Entendre également la première lecture (Première lettre aux Corinthiens, 1, 18-25) : oui, dès l’origine, « le langage de la croix [fut] folie pour ceux qui vont vers leur perte, mais pour ceux qui vont vers leur salut, pour nous il est puissance de Dieu ». Avertis depuis Saint Paul, peut-on s’étonner que la Passion ne soit pas comprise, qu’elle soit moquée ?

Ceux qui le souhaitent pourront également retrouver ces lectures, et l’homélie du Cardinal, dans leur contexte. Le texte seul n’explique pas tout de sa réception.

Pour les chrétiens, désormais, il y a plus urgent. Il est temps de… tourner la page, et de se consacrer plus ardemment à l’Avent. A l’Avent, à notre préparation et, de façon générale, plutôt que de débusquer le blasphème chez l’autre, à le débusquer chez nous. Benoît XVI l’a dit une fois de plus cette semaine : « le seul danger que l’Eglise doit craindre est le péché de ses membres« . Faut-il s’inquiéter du reste ?

*

Bien plus prosaïquement, j’en profite pour vous indiquer qu’en ce qui me concerne, je tourne également et définitivement une page. Celle que je vous annonçais il y a quelques temps. Je serai absent une bonne partie de la semaine prochaine. S’il reste de la place, je serai sur le yacht de Bolloré à compter de mardi. Dans le cas contraire, je ferai comme j’ai prévu. Mais le fait est que je ne me connecterai probablement pas à l’Interweb la semaine prochaine. Ceci vous expliquera peut-être que ce billet ne soit pas ouvert aux commentaires. Ceci, et le fait que, au vu de ce que j’ai écrit plus haut, il ne peut pas s’agir maintenant de relancer le débat mais bien, plutôt, de… tourner la page.

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